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Newsletter #22



Cette newsletter a été fastidieuse à écrire. Notre volonté de suivre et potentiellement rebondir sur les événements politiques et notre ambition d’enfin concrétiser des projets de longue date nous ont fait perdre un peu notre rythme de croisière : on a sauté la newsletter de mai. Et puis, la newsletter de juin, devenue plus longue avec de l’intégration des retours des évènements de mai, a traîné, traîné, traîné…


Le défi était de trouver le ton : comment parler de politique sans tomber dans le commentaire, le constat, le ressassement ? Comment se donner l’espace de penser ? Cette année a été dense ; entre la violence des génocides en cours, la montée de l’extrême droite et des conservatismes nativistes en Europe et ailleurs dans le monde, la question a perpétuellement été “qu’est-ce qu’on fait ?”, “où on se situe ?”, “de quoi notre avenir a besoin que nous pouvons accomplir aujourd’hui ?”. L’actualité nous a mis des claques, de celles qui remettent à l’ordre du jour ce que l’on pensait impossible. À La Bonne Poire, nous croyons qu’il faut habiter le trouble et préserver l’espoir pour rendre possible des futurs souhaitables ; soigner inlassablement les mondes qui nous lient.


Bref, nous y voilà enfin : bienvenue dans la dernière newsletter de la saison 3 de La Bonne Poire ! Elle est particulièrement fournie de retours d’évènements qui ont été très riches et auxquels on aurait bien voulu rendre justice. De base, nos newsletters font 6 pages, du coup quand on en passe une, ça fait une newsletter de 15 pages. Déso pas déso 🙂


Comme les années précédentes, nous prenons une pause estivale et serons de retour à l’automne. Bel été à toustes ! ☀️


Au programme

  • Réflexion : face au consumérisme et à la polarisation, cultiver des espaces de rencontre

  • Retour sur les événements de mai

    • Briefing sur la culture du viol

    • Mensuelle de mai : la culture du viol

    • Arpentage : La démocratie féministe

  • Retour sur les événements de juin

    • Mensuelle de juin : les hommes et l'homosexualité

    • Notre 40e événement : clôture de l'année et auberge espagnole

  • Recommandations



# Réflexion : face au consumérisme et à la polarisation, cultiver des espaces de rencontre

Il nous est arrivé quelquefois d’entendre des participants dire après une mensuelle que La Bonne Poire était une super initiative et que la mensuelle avait été organisée avec beaucoup de soin et de tact mais qu’ils n’avaient pas été nourris à la hauteur de leurs attentes - voire ils étaient déçus parce que les discussions qu’ils avaient eu avec d’autres mecs étaient décevantes. En creusant ces retours, on arrive généralement vite à l’idée que d’autres hommes présents à la mensuelle n’étaient pas selon eux des interlocuteurs de qualité. 


Ces retours sont intéressants, principalement pour ce qu’ils nous disent de la personne elle-même. Se considère-t-elle elle-même comme un interlocuteur de qualité ? Quand on participe à une conversation et qu’on en ressort en disant qu’on “n’a rien appris”, savons-nous ce que nous étions venus chercher ? Avons-nous participé à construire le type d’échange que nous désirions, ou espérions-nous seulement que cela nous soit délivré ? Dans le même ordre d’idée, il arrive que l’un ou l’autre nouveau participant à une mensuelle dise qu’il s’attendait à être davantage bousculé, poussé dans ses retranchements. On peut considérer que ces deux types de retours sont dans une certaine mesure liés à une même cause : la personne est venue dans l’objectif de s’améliorer elle-même et espérait que d’une manière ou d’une autre le cadre de l’activité ou les autres participant·e·s concourent à ce but. 


Qu’on soit claires : pour nous, l’intérêt des mensuelles n’est que rarement dans le contenu des conversations. Si un sujet vous intéresse, il y a de fortes chances que lire un livre, écouter un podcast, regarder un documentaire, aller à une conférence ou suivre une formation vous apporte plus qu’une discussion avec des inconnu·es dans un bar. L’intérêt des mensuelles est la rencontre et la qualité de ces rencontres, ainsi que les outils que l’on développe pour les provoquer. 


Plusieurs personnes nous ont raconté que les mensuelles leur ont fait réaliser combien il était difficile d’avoir une conversation avec un·e inconnu·e ou même combien il était difficile de construire une conversation intéressante tout court. On a vu quelque chose changer chez plusieurs personnes qui participent fréquemment : le travail de la conversation devient pour elles plus visible, voire même l’exercice principal aux tables. 


Nous, féministes franchement misandres au début de l’aventure, La Bonne Poire nous a énormément apporté. On a reconstruit via La Bonne Poire un lien avec les mecs cis hétéro qu’on ne côtoyait plus tellement dans nos vies. C’est quelque chose que d’autres féministes ou personnes queer (voire même des mecs pas queer !) nous ont aussi déjà dit après avoir participé à une mensuelle : ça faisait longtemps qu’iels ne s’étaient plus rendus disponibles pour un vrai moment d’échange avec un groupe de mecs cis hétéros. Et en fait l’exercice est bousculant parce que c’est bien plus simple de couper les liens et d’avilir l’autre que de s’asseoir autour d’une table et d’essayer d’avoir ensemble un échange intéressant*.


À l’heure où les médias traditionnels jouent constamment le jeu de la polarisation des extrêmes et où la société en général est de plus en plus compartimentée, on croit qu’au-delà de l’aspect féministe et anti-patriarcal, il y a un gros enjeu politique à cet endroit-là. Dans Manifeste pour une démocratie déviante : Amours queers face au fascisme, Costanza Spina parle de l’imaginaire héroïque de la lutte et de la révolution. À quel point dans les espaces militants sommes-nous imbibé·es de cet imaginaire-là ? Un des angles morts de la gauche est peut-être parfois de considérer qu’il y a une action ou un dire qui est juste face à nos ennemis, participant du même coup à la division du monde entre “eux” et “nous”. Des blocs peuvent éventuellement accepter d’être mis dans le même sac face à un ennemi commun, mais est-ce qu’on arrive à faire communauté ?  Est-ce qu’on arrive à faire féconder nos idées les uns par les autres, à polliniser d’une plante à l’autre ? Quels écosystèmes on crée ? (Coucou Mycélium 🙂)


Dans les milieux féministes, on co-construit, on se multiplie, on s’interpelle, on entre en dialogue, on répète, on amplifie, on critique, on féconde ; cette idée qu’on n’est plus capable de sourcer tellement elle a voyagé par capillarité d’un collectif à l’autre. Et c’est une des grandes forces de cet élan, on se contredit toutes et pourtant, on cultive l’appartenance. Et c’est peut-être là l’objectif que l’on a pour La Bonne Poire aujourd’hui : (ré)apprendre à faire communauté, tisser des liens de soins et de résistances, des espaces impurs (au sens de non empreints de pureté militante) où se rencontrer et se faire grandir mutuellement à travers nos différences. Rester au contact de la réalité de l’autre et se laisser bousculer, un peu. 


Alors à ceux qui cherchent à La Bonne Poire un lieu pour s’améliorer eux-même : on n’évolue jamais que collectivement, dans les liens qu’on est capables de tisser 🙂


* Que ce soit clair : on ne fera jamais la leçon à celleux qui décident de couper les ponts. Couper les ponts est une manière de se sortir du danger, de se régénérer, de se préserver lorsqu’on a été abîmé·e trop loin et c’est une stratégie légitime. Seulement à long terme, ce n’est pas ça le modèle de société que l’on désire.




# Retour sur les événements de mai


Briefing sur la culture du viol

Commençons par replacer un peu ce dont on parle et pour ça, écoutons Maedusa Gorgone dans les Chroniques du sexisme ordinaire. Le terme “culture du viol” désigne notre environnement social dans lequel les violences sexuelles sont banalisées, minimisées voire encouragées. La culture du viol, c’est l’ensemble de nos conceptions, de nos propos, de nos actions et de nos inactions qui forment un terrain propice au viol. Parce que les violences sexuelles ne sont pas simplement de regrettables accidents qui surviennent occasionnellement, ce ne s’agit pas d’anomalies ou de “déviances”, elles ne sont pas non plus liées à une hypothétique “nature humaine” : ce sont des violences systémiques. Elles sont le résultat d’un système social qui permet à autant de viols d’advenir dans une relative impunité. 


La culture du viol repose sur des mythes tenaces à propos des violences sexuelles qui nous sont transmises via les médias, dans notre éducation genrée ou tout simplement le sexisme ordinaire. Parmi ces mythes, on trouve :

  • le mythe de l’impunité des agresseurs, l’habitude de mettre les paroles des victimes en doute, de trouver des excuses ou circonstances atténuantes aux agresseurs ;

  • l’idée que les victimes seraient plus ou moins responsables de ce qui leur arrive ;

  • l’idée qu’il ne peut pas y avoir de viol entre personnes en couple ;

  • la focalisation sur les viols commis à l’extérieur par des inconnus ;

  • le mythe autour des accusations infondées qui sont largement surestimées.

À cela, on peut ajouter l’éducation viriliste inculquée aux garçons qu’on encourage beaucoup plus à être entreprenants avec les femmes qu’à respecter leur consentement.


Un violeur, nous raconte encore Maedusa Gorgone, « c’est un monsieur tout le monde qui à une ou plusieurs occasions dans sa vie s’est senti autorisé à prendre le pouvoir sur une ou plusieurs victimes au moyen du sexe. C’est une personne qui se permet de franchir une ligne : la ligne du respect d’autrui, la ligne de l’égalité, la ligne du consentement. » De son côté, Noémie Renard, autrice de En finir avec la culture du viol (2018), voit dans la culture du viol deux caractéristiques principales : (1) le renversement de la culpabilité des violeurs vers les victimes et (2) la présence d’inégalités. Notre société est structurellement inégalitaire. Les violences sexuelles naissent de ces inégalités et notamment des situations de dépendance.



La mensuelle de mai : la culture du viol

Le 14 mai, nous nous sommes donc retrouvé·es pour parler de culture du viol, de la façon dont ce système nous concerne et nous atteint toustes. 


On s’est notamment demandé : pourquoi est-ce qu’on n’arrive pas à avoir des discussions sur le viol entre hommes ? On met toujours le sujet à distance, on le pousse chez les autres, on ne le prend que rarement en main soi-même. Et pourtant, on s’est dit que ce serait vraiment intéressant d’avoir des témoignages d’agresseurs, de leurs moments de prise de conscience, du cheminement que cela représente. Ce serait enrichissant, éducatif. Cela pourrait aider d’autres hommes aussi à trouver le moyen de s’approprier des histoires de violences sexuelles, et d’autres victimes de mieux comprendre. Le plus souvent, les dynamiques de bandes de garçons n’activent pas les parts les plus nobles d’entre nous. Peut-on penser des stratégies pour construire des contre-cultures de groupes ?


On a aussi parlé de la place de la parole dans les rapports sexuels, d’à quel point on devrait apprendre à donner et recevoir joyeusement un “non”. Quelqu’une proposait une piste pour y arriver : décorréler le “non” qu’on reçoit de notre valeur en tant que personne, ne pas prendre le “non” comme une forme de rejet. 


Et puis, on s’est demandé quand ça commence, “la culture du viol” ; comment notre regard d’homme est déjà construit lorsque l’on pose les yeux sur le corps d’une femme (#malegaze) ? C’est une “pute” ou une “mère” ? Quelque part, des gars sentent que leur éducation genrée ne leur a inculqué que deux scénarios. Quelles opérations mentales s’effectuent inconsciemment dans les premières secondes d’une rencontre ? Comment prendre conscience des scénarios auxquels on participe, et comment en construire d’autres ?


« Beaucoup d’hommes ont peur des femmes aussi. La pression les pousse à agir dangereusement. Comment développer des modèles plus compréhensifs ? » Quelqu’un admet : « il est aisé de se laisser convaincre, en tant que mec, qu’être en couple hétéro va nous libérer du mal-être et de la peur du rejet. » Un genre de carte “sauvegarde”. Une voix féminine répond, avec douceur : « C’est beaucoup de responsabilité sur les épaules des femmes ça, d’attendre d’elles qu’elles te libèrent du mal-être et de la peur du rejet. C’est d’abord toi qui doit devenir acteur. » On a besoin d’oser communiquer. On ne parle pas assez - pas assez tôt, pas assez vite, pas assez en général. 


Et pour les violeurs, quels processus de réparation ? Si on n’avait pas déjà eu tellement de choses à écrire dans cette newsletter, on vous aurait sans doute parlé des journées de recherche participative “Quels chemins de réparations dessiner suite à des violences sexuelles ?” organisées par Looops. Mais ça sera pour plus tard. En tout cas, ce qu’il est ressorti c’est que se poser la question de si on est quelqu’un d’horrible, vraiment, ça n’en vaut pas la peine. Est-ce que ce n’est pas une autre manière de mettre à distance, de ne pas prendre ses responsabilités ? Faire semblant de pas comprendre, ou admettre qu’on ne comprend pas, c’est aller vers son confort alors qu’il faut aller vers l’autre, se renseigner. Se culpabiliser n’est pas productif. Plutôt que de s'autoflageller, inventons de nouvelles méthodes de communications, explorons, expérimentons de nouvelles manières de faire ! Il y a un monde à inventer de l’autre côté de la culture du viol. 


En dézoomant un peu, on peut légitimement se demander à quel point la culture du viol influence les rapports hétéros et la sexualité hétéro en général (Nathalie Wynn peut vous l’expliquer brillamment dans un essai vidéo de 3 heures qu'on vous recommande chaudement 🙂). Les femmes aussi, évidemment, participent de cette culture bien qu’elles en soient les victimes. Une participante raconte : « La première fois qu’on m’a demandé mon consentement, j’ai réalisé que j’étais incapable de le donner; je me sentais handicapée. En tant que femme, j’ai dû apprendre à avoir un consentement qui n’est pas seulement une réaction, mais qui me donne de l’agentivité ; c’était tout un process ! Et parfois ça fait peur aux hommes, mais ça permet aussi de les rassurer, de leur donner une marche à suivre. »


Des participant·es ont demandé à la fin de l’activité s’il existait des ressources pour les personnes qui ont commis des viols ou des agressions sexuelles et qui chercheraient un suivi spécialisé sur le sujet. On peut transmettre le lien vers des centres d’appui en matière de prise en charge d’auteurs d’infractions à caractère sexuel, mais on sait pas ce que ça vaut. 



Arpentage : La démocratie féministe

Le 27 mai, on s’est retrouvé·es à nouveau dans le très sympathique Boom café pour arpenter un livre : La démocratie féministe. Réinventer le pouvoir (2020) de Marie-Cécile Naves. Il a été choisi pour nous donner du grain à moudre afin de penser les enjeux démocratiques sous l’angle du féminisme à l’approche des élections. On avait envie d’expérimenter un peu autrement l’arpentage, de jouer le jeu d’un rapport différent au livre et aux savoirs, d’utiliser le livre comme prétexte pour poser les questions qui nous habitent aujourd’hui. Mais il faut bien admettre : ça n'a pas très bien pris. On n’a pas réussi à problématiser, à se poser une question transversale.


Souvent, quand on ne sait pas trop quoi retenir d’une lecture, on se pose la question du public-cible : à qui s’adresse La démocratie féministe ? Et on n’a pas trop su comment y répondre. Le livre nous a semblé fort généraliste, assez inégal selon les parties, il semble que l’autrice ait principalement semé des graines : elle propose un tour d’horizon de ce qui existe et offre une possibilité à chacun·e de compléter avec ses propres savoirs, ce qui peut être riche en arpentage.


On vous partage deux réflexions intéressantes et utiles. La première est de ne plus penser l’opposition en termes “des hommes contre les femmes” mais entre antiféminisme et féminisme : il y a « un face-à-face entre une partie de la société qui entend la voix des femmes et une autre partie qui y résiste » (p. 93). Cadrer l’opposition de la sorte permet de visibiliser qu’il ne s’agit pas que de lutter pour les droits des femmes et aussi qu’en réalité, il y a des hommes qui s’y intéressent et s’y investissent. Cela met aussi en lumière les liens entre différentes luttes. Par exemple, l’antiféminisme s’accompagne souvent de nationalisme, d’extrême-droite, de climatoscepticisme, de racisme, etc. On remarque que travailler les masculinités semble rarement la priorité dans l’agenda militant et/ou politique; c’est plutôt considéré comme accessoire, non urgent face à des causes telles que l’écologie ou le fascisme. Pourtant, en comprenant que ces systèmes se tiennent ensemble et se renforcent, il devient évident que lutter contre le patriarcat, c’est aussi, d’une certaine manière, lutter contre le fascisme, le (néo)colonialisme, le néolibéralisme, etc. 


L’enjeu est de ne pas laisser le récit aux antiféministes, aux racistes, aux nationalistes, aux climatosceptiques car confisquer le récit est justement une des ruses de l’antiféminisme. Et c’est un des problèmes de la gauche - qui a encore été soulevé lors des élections françaises de ces dernières semaines : elle est réactive, elle répond à l’agenda de la droite, plutôt que d’imposer ses propres thèmes. 


La seconde est que la démocratie féministe n’est pas un but en soi mais une méthode : celle de penser ensemble les inégalités. Plus largement, le féminisme n’est pas qu’un programme : c’est une façon de faire, un processus qui passe entre autres par l’intersectionnalité des luttes. C’est un outil qui permet de penser les systèmes de domination depuis les marges, de s’approprier la notion de pouvoir non pas comme un “pouvoir sur” mais comme “être en capacité à” (ou “pouvoir de”).


Une des forces du féminisme, comme on l’a souligné dans la réflexion du début de cette newsletter, c’est sa pluralité : le féminisme n’est pas et n’a jamais été un bloc de revendications homogènes. C’est un terrain de débats, de conceptualisations, d’expérimentations, de tâtonnements, d’innovations qui rendent possible « une rencontre, parfois une conjonction entre les mondes de la recherche, du militantisme et de la décision publique autour de préoccupations communes » (p. 85-86), lesquelles sont les revendications de justice sociale pour toustes. La conjonction entre ces différent·es acteur·ices est le seul moyen de résoudre la tension entre idéalisme et pragmatisme (p. 91).


Voir le féminisme comme une méthode, c’est aussi lutter contre l’essentialisme, contre le risque de figer les identités, d’assigner les individus à une identité dans laquelle ils ne se reconnaissent pas nécessairement. Quand on parle de politique et de méthode féministes, ce n’est pas dans une visée essentialiste (genre “les femmes sont par essence plus portées sur la paix et les hommes sur la guerre”), mais comme une possibilité d’adhésion à un prisme qui permet de voir le monde d’une certaine manière : une manière plus juste. L’autrice encourage d’ailleurs les hommes à s’inscrire dans ces politiques féministes. Finalement, voir l’identité comme une expérience ou une somme d’expériences, c’est se demander quelle action politique on souhaite co-construire pour permettre de devenir sujet au sein de rapports complexes de domination. 


Enfin, on a réalisé en débriefing qu’il y avait un certain nombre de trucs à repenser pour nous dans la façon dont on prend en main la méthode de l’arpentage. Un aspect de qui nous tient à cœur est son héritage issu de l’éducation populaire et la façon dont il vient bousculer le rapport au savoir développé sur les bancs de l’école et dans nos parcours académiques (pour celleux que ça concerne). Cet aspect-là de l’arpentage est particulièrement difficile à mettre en place pour nous qui sommes, toutes les trois, des universitaires finies. Il y a quelque chose à repenser dans la façon dont on s’empêche de mettre en oeuvre certaines de nos forces issues de notre parcours intellectuel pour permettre à d’autres processus de prendre place, qui donne parfois l’impression de jouer contre soi, dans un exercice qui peut être aussi fécond que frustrant… mais pas toujours. On va repenser, pour nos prochains arpentages, la façon dont on aborde collectivement une question à partir d’un livre en allant puiser peut-être davantage dans notre expérience d’animation d’ateliers-philo et de pratiques de pensée collective. Parce que, comme on se le dit régulièrement à La Bonne Poire : il n’est pas question que de matrixage universitaire, mais aussi de notre capacité collective de penser. Ce qu’on veut faire, c’est créer des espaces où apprendre à poser des questions et à penser collectivement. On ne lâchera pas les arpentages mais on a quelques ajustements à faire, que ce soit en terme de choix de livre mais aussi à la manière dont on amène les choses histoire de passer du bouillon à la crème de la crème. 


Merci à toutes les personnes qui sont venues débriefer, les réflexions que vous avez partagées ont donné de l’eau à notre moulin !


Et on vous laisse sur ces citations gratuites, un peu hors contexte : « J’ai l’impression que quoiqu’on fasse on se fera toujours niquer. Désolé, c’est mon moment Guy Debord » et « En arrivant, j’étais juste fatigué·e. Maintenant… c’est plus complexe. »




# Retour sur les événements de juin


La mensuelle de juin : les hommes et l'homosexualité

Ça fait vraiment très longtemps qu’on a envie de faire une mensuelle à propos d’homosexualité. Qu’ils se définissent hétéro, bi ou gay, tous les hommes entretiennent un rapport  avec l’homosexualité, positif ou négatif, vécu sous forme de rejet, d’identification, de honte, de peur, d’admiration ou de curiosité. L’homosexualité en tant que fait social contraire à la norme hétérosexuelle marque la culture, nos rapports sociaux, les relations que l’on construit entre nous et notre intimité. L’homophobie joue un rôle dans la définition de l’attitude, des manières de partager de la tendresse, des amitiés qui sont acceptables ou non pour les hommes. On peut même dire qu’elle définit les hommes en représentant ce que les hommes ne devraient pas être. Que l’on se construise en trouvant dans la figure de l’homosexuel des modèles auxquels s’identifier ou auxquels s’opposer, elle fait, quelque part, partie de l’équation de comment on se construit en tant qu’homme.


Le 4 juin, on a commencé par se raconter une histoire qu’on a vécue en rapport avec l’homosexualité, en binôme, simplement. Puis Julien Didier, notre camarade et militant Pédé, a proposé quelques réflexions en partageant son propre parcours de pensée sur les communautés gay et queer, leurs codes et sa rencontre avec le féminisme. On a rassemblé par petits groupes les questions qu’on voulait aborder et hop, c’était parti ! 


Ce qu’on retient, c’est que c’était vraiment précieux cet espace où se rencontrent des mondes si souvent cloisonnés. Si, de plus en plus, il peut devenir acceptable de parler d’intimité, de vulnérabilité, de questionnements entre hétéros, ou entre homos, ou entre personnes queer, rares sont les espaces où on peut aborder ces questions intimes et politiques avec un public si mélangé de mecs hétéros, homos, bi/pan/fluides, queer ou non. On a parlé de cloisonnement communautaire, de comment la violence de l’homophobie et la façon dont elle provoque des blessures étouffent les possibilités d’exploration de soi et de ses désirs. Le système hétéronormé ne fonctionne que par injonctions, et peut aussi devenir une injonction à être pédé plutôt que fluide. L’homophobie participe à construire les hommes à tous les étages et freine le questionnement et l’ouverture chez les hétéros comme chez les homos. 


Les un·e·s sont venu·e·s pour s’éduquer sur d’autres vécus et points de vue que les leurs ; d’autres pour explorer ces questions en soi-même qu’on prend si rarement le temps de rencontrer avec d’autres. Quelqu’un disait venir pour construire des conversations autour de ses incertitudes, de donner une vraie place à ces thèmes dont on sent qu’ils jouxtent tous les autres, qu’ils ne sont jamais loins – que si on tirait un fil depuis n’importe quel sujet touchant à la masculinité, c’est toujours un peu par là qu’on passe. Quelqu’un d’autre disait qu’il voulait rencontrer les émotions que ces conversations génèrent pour lui. Un hétéro se demande ce qu’il fait de mes fantasmes homoérotiques ; un homo se demande comment les hétéros comprennent et voient la production de l’homophobie. On veut entendre des personnes de l’autre bord parler de ces sujets pour mieux comprendre chacun·e ses angles morts. 


Autour de l’une des tables, on a interrogé un peu la notion de désir. À partir de quand peut-on dire qu’on a du désir pour un autre homme ? « Je n’ai jamais ressenti de désir pour un autre homme, mais parfois quand je suis physiquement assez proche de quelqu’un je me dis “on pourrait s’embrasser là, par exemple. C’est une possibilité”, mais c’est pas du désir ça, si ? » Ce qui est amusant, c'est que les féministes ont beaucoup interrogé la notion de désir – ou son absence. Qu’est-ce qui fait qu’une femme est hétéro si elle éprouve peu ou pas de désir envers les hommes ? Malheureusement nos désirs sont le plus souvent mutilés à travers nos socialisations hétéronormatives. Si la socialisation féminine va souvent dans le sens d’une répression du désir, les hommes reçoivent quant à eux une injonction au désir, ce qui paradoxalement les éloignent aussi parfois de leur propre désir. « Finalement on pourrait dire que notre désir est comme une petite bête fragile et sauvage qu’il faudrait protéger et redécouvrir. » Et pour rencontrer son désir, développer sa sensualité et son affectivité, c’est tout un apprentissage mais qui en vaut la peine !


C’était un évènement très doux, très chouette et on en est sorties avec beaucoup de joie et un entrain renouvelé de réorganiser ce type de rencontres qui décloisonnent. On remercie chaleureusement Julien pour la co-animation 🙏



Notre 40e événement : clôture de l'année et auberge espagnole

Malgré l’effervescence de la fin d’année, il nous a semblé important d’organiser un événement de clôture, pour créer de la convivialité et se dire au revoir pour quelques mois.


Il y a eu un bug dans l’agenda du local que l’on avait réservé pour l’activité donc nous nous sommes rabattu·es sur le parc. L’auberge espagnole est devenue un pique-nique et, tout bien considéré, c’était une aubaine. Nous étions une douzaine rassemblé·es sur des tapis et couvertures, accompagnés de petits mets délicieux ; six mecs, six meufs. Notre première activité en parité hommes/femmes. On était moins nombreux·ses que d’habitude, probablement dû à l’absence de newsletter en mai. C’était un rassemblement à la fois convivial, pour le plaisir de se retrouver et de se rencontrer davantage après avoir vécu de chouettes activités au cours de l’année, mais aussi un espace dans lequel on cherchait à avoir de bonnes conversations, à se ressourcer, à explorer des possibilités d’action et de perspectives dans le contexte actuel intensément politique. Et on s’est dit qu’avec cette intensité, qu’avec la montée et la visibilisation du fascisme, avoir des espaces où des liens se créent, où des inconnu·es s’écoutent, se parlent, partagent est plus que précieux. En lançant un regard général en arrière sur l’année qui s’est écoulée, il est apparu que ce sont nos activités avec les angles les plus politiques et collectifs qui ont eu le plus grand écho, qui ont été mentionnées comme les plus nourrissantes intellectuellement et les plus génératrices de discussions riches : le focus sur le féminisme matérialiste, la mensuelle sur les hommes et l’homosexualité, l’arpentage du Capitalisme patriarcal (de Silvia Federici) et celui de Pourquoi le patriarcat ? (de Carol Gilligan).


Cette année, la lutte militante a été prenante, épuisante parfois. On a peut-être eu l’impression que la montagne à déplacer était trop importante. Peut-être avons-nous été envahi·es d’une sensation de stagnation. Et pourtant, il est fort probable qu’individuellement et collectivement, on ait bougé, que des idées aient mijoté en nous, et que la personne qu’on est aujourd’hui n’est plus tout à fait la même qu’à l’automne. Alors quand on regarde en arrière sur le chemin parcouru cette année, qu’est-ce qu’on observe ? On a pris le temps d’y réfléchir, en duo, puis individuellement, et on a ensuite partagé ce qui a bougé en nous ces derniers mois, les remerciements et les frustrations.


Comme l’année passée, on a envie de partager des bribes de ce qu’il s’est dit avant de vous laisser pour l’été : 


Impliquer les hommes dans le militantisme

« Je crois que ce que j’ai découvert cette année, c’est que les hommes ne sont généralement pas de bons militants (de base.) Le fait d’avoir de nombreux privilèges, ça te permet de baisser les bras au moindre échec ou à la première complication. Parmi les exemples les plus récents, je dirais que les mobilisations en soutien à la Palestine ou les mobilisations antifas rassemblaient un public assez fortement féminin. C’est aussi parce que, via mon environnement professionnel, je me rends compte que des mecs pas vraiment engagés peuvent se permettre ce désintérêt sans que ça n’ait de conséquences sur leurs vies. Vu qu’on peut baisser les bras et abandonner la cause (ou même ne pas s’y intéresser), on n’est pas forcément des bons militants…  Après, c’est pas évident de parler de bon militantisme sans sombrer dans de la morale punitive à 2 balles. Je pense que ça fait aussi un peu écho au livre de Quentin Delval où il dit clairement que devenir un mec bien c'est un travail coûteux en temps et en énergie, et qu'il ne faut pas s'attendre à recevoir des récompenses, à conquérir des avantages parce que l'essence même de la démarche c'est d'arrêter de profiter de ses privilèges. »


« Quelle est la formule magique ? Quelle est la solution ? Quand je discute avec des amis hommes, pas forcément quand je parle politique, et qu’ils me racontent des choses qui les touchent, j’y vois un petit tunnel dans lequel ils pourraient s’engouffrer : La Bonne Poire. Mais je me rends bien compte qu’ils ont peur : ils pensent qu’ils n’ont pas le bon vocabulaire, pas la bonne rhétorique, pas la bonne formation, etc. Comment faire pour éveiller la petite flamme ? Parfois on y arrive via des petites brèches mais après il y a un mur, on se le prend, et c’est l’immobilisme à nouveau. »


« Comment amorcer la graine ? J’imagine que c’est dans la disposition de la personne avec qui on parle. Et puis même avec les personnes qui ont la bonne disposition, il faut se rappeler que c’est très difficile. C’est fort abstrait, fort global, systémique. Factuellement, ça prend de l’énergie. C’est violent la déconstruction.»


Soin et reconnaissance

« Moi, à la base, ma capacité à fournir du travail émotionnel, elle est nulle. Mais je vois qu’avec La Bonne Poire, j’ai chopé des cartes. À La Bonne Poire, il y a des nanas et vous faites beaucoup ce travail-là et, d’ailleurs, quand vous quittez une table, ça se voit, ça se sent tout de suite. »


« Ça fait du bien d’entendre des mecs se poser des questions. Être dans des endroits non-mixtes (féminins), c’est confortable et vraiment important. Mais s’adresser à des mecs c’est intéressant aussi. »


« J’ai un peu tâtonné d’autres espaces militants cette année et en fait je suis bien à La Bonne Poire. C’est pas anecdotique d’avoir des espaces où on prend soin de nous, il y a de l’amitié, il y a de la stimulation. Quand je sors de La Bonne Poire, je suis stimulée et contente. Quand je sors d’autres espaces militants j’ai envie de tout cramer mais pas forcément dans le bon sens. »


« Je suis heureuse de faire partie d’un collectif si ambitieux et qui sait prendre si radicalement soin de nous dans notre manière de nous organiser. »


« Je voudrais rendre hommage aux organisatrices. Je suis impressionnée. Je mesure ce que ça représente en termes d’organisation, de recherche, d’écriture haut niveau, vraiment. J’ai de la joie de connaître ça et de faire partie de ce groupe. »


« C’était une année compliquée pour moi et La Bonne Poire, c’était ma bulle d’air tout du long. J’apprécie particulièrement la convivialité et le partage qui existent ici. »


Se voir évoluer

« C’est amusant de se voir évoluer personnellement et de parfois constater qu’on est à l’endroit où on voyait d’autres être avant nous, et on croyait pas qu’on serait si loin un jour. »

« J’ai envie de commencer par vous remercier. Merci beaucoup, beaucoup, beaucoup. La Bonne Poire est venue à un moment où… c’est venu légitimer tout un ensemble de lectures et de réflexions dans lesquelles j’étais. J’ai réalisé que j’avais sans doute plus d’impact aujourd’hui à changer les choses de l’intérieur dans un monde patriarcal. Moi j’ai ma légitimité d’homme blanc donc je peux avancer masqué. Ça m’a aidé d’avoir en parallèle de cette “mission” La Bonne Poire en back-up, comme espace de réflexion et de ressourcement. »


Frustrations et inconforts

« C’est la période qu’on vit actuellement. Je la vis avec une intensité qui est mienne et j’ai des attentes vis-à-vis de La Bonne Poire qui n’ont pas été rencontrées. Je suis reconnaissante mais pas forcément alignée. »


« Cette année, j’ai questionné mes cercles d’ami·es. Je me suis rendue compte que je n’étais pas si stimulée que ça avec mes ami·e·s avec qui je suis depuis des années. J’ai dû accepter que j’avais des cercles d’ami·e·s différents. »


« J’ai pris conscience que quand on a la moindre rigueur politique, ça peut venir frotter des groupes d’ami·e·s avec lesquels il peut y avoir une prise de conscience difficile. C’est pour ça que j’éprouve une joie immense à vous retrouver ce soir. Je questionne aussi forcément ma place dans ce groupe. J’étais un peu inquiète au début. Mon enthousiasme parfois prend de la place et n’est peut-être pas le même que celui pour lequel le groupe est constitué. J’ai envie d’accompagner le cheminement d’autres hommes, j’ai envie d’être utile. Je vais essayer de me taire pour apprendre à vous écouter, les hommes, et ça fait bizarre en tant que féministe ! »


« Je n’ai pas eu toute la disponibilité que j’aurais souhaité pour travailler sur ces questions. »


« J’ai l’impression que je prends beaucoup à La Bonne Poire. Je prends plus que ce que je ramène derrière et ça, ça génère quand même des frustrations. C’est assez inconfortable de moi à moi, je me sens parfois égoïste. J’ai l’impression de venir puiser votre énergie et que vous bossez pour moi. J’ai l’impression que je devrais repartager plus à l’extérieur. »


« C’est très relatif à moi-même mais je suis quelqu’un d’assez lent dans le fait d’exprimer mes réflexions. Et donc, parfois je rate un peu le coche dans la discussion. »




# Remerciements

On est super heureuses de clore ainsi cette troisième saison de La Bonne Poire ! La joie qu’on cultive entre nous est belle, elle est radicale et c’est une chance pour nous de pouvoir œuvrer ensemble. Nous profitons de cette dernière newsletter de la saison pour adresser quelques mots de remerciements à celleux qui font vivre l’initiative avec nous 🙂


À Julien qui a co-animé la mensuelle homosexualité ;

À Luigi pour son enthousiasme et son accompagnement dans le but d’obtenir peut-être, un jour, de l’argent public ;

Aux Mordus pour leur soutien, la convivialité et la joie d’avancer ensemble ;

À Marion pour notre nouvelle identité graphique ;

À la galerie that's what x said, à La Vieille Chéchette, au Boom Café, aux Églantines et à l’Atelier TiPi pour l’accès à leurs locaux ;

Au Théâtre des Martyrs et au Théâtre Océan Nord, et en particulier à Sophie et Romain pour la collaboration et la confiance ;

À nos amis respectifs qui nous donnent toujours du grain à moudre ;

À la deuxième ligne de personnes queer et féministes pour les innombrables allers-retours, les discussions-réflexions, la vigilance, le soutien ;

À bell hooks et Paulo Freire pour le parrainage spirituel ;


Et puis à vous qui nous communiquez régulièrement votre enthousiasme pour nos (vraiment trop longues) newsletters 😉 Ça donne vraiment du sens à ces heures de rédaction ! 


Merci !




# Recommandations

Comme tous les mois, on vous recommande des ressources pour aller plus loin !


Suite à la réflexion sur le fait de cultiver des espaces de rencontre :


Suite à la mensuelle sur la culture du viol :


Suite à l’arpentage La démocratie féministe :


Suite à la mensuelle sur les hommes et l’homosexualité :

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