Newsletter #29
- labonnepoirebxl
- 30 mars
- 19 min de lecture
Dernière mise à jour : 2 avr.

Le mois de mars était ✨intense✨. On n’a proposé qu’une activité (le chantier #4 : écoute active) parce qu’on avait besoin de faire de la place à autre chose : d’une part, un agenda militant bien chargé ; d’autre part, un besoin de prendre le large, de faire un part de côté.
Il y a notamment eu la grève et la manifestation de lutte pour les droits des femmes des 7 et 8 mars, la mobilisation antifasciste contre le gouvernement Arizona le 13, la manifestation contre les violences policières du 15, la manifestation pro-palestinienne du 16, la manifestation antiraciste du 23. Cette newsletter est envoyée à 2 heures du matin avant de partir pour la grève générale. Tenez-vous prêt·es : les prochains mois aussi seront riches d’actions militantes !
Au milieu de ce tourbillon de mobilisations, Leila a animé une discussion à la Foire du Livre autour des BDs d’Anthony Pastor, Guillaume Daudin et Stéphane Jourdain. La Revue politique a sorti un numéro intitulé Hommes et féminisme. Entre la parole et les actes dans lesquels nous avons participé à une interview avec Malika du Collecti·e·f 8 maars sur l’inclusion des hommes dans les luttes féministes et publié un article sur la non-mixité masculine. Dans cet article (qui n’a pas encore été mis en ligne par la Revue Politique), on propose quelques pistes pour discerner si le travail qui est fait par des hommes pro-féministes en non-mixité participe à construire un monde plus juste ou s’il représente une fausse solution (voire, un vrai problème). Les Grenades ont réalisé une interview de Leila, qui parle de son travail comme chercheuse et comme militante au sein de La Bonne Poire :) Enfin, nous sommes allées voir ce qu’il se passait du côté du festival des Masculinités Positives, organisé par Liminal. On vous en parle plus bas !
Parallèlement à ça, on a cherché à écouter notre besoin de prendre de la hauteur, dont on vous parlait dans notre newsletter précédente. On cherche à se libérer du temps. On a envie d’écrire sur tellement de sujets, mais chaque mois, on consacre une nouvelle fois (au moins) un week-end à la newsletter et à ses comptes-rendus. Aucun regret : c’est important pour nous de laisser des traces, d’archiver les étapes de notre travail. Ce sont des jalons marquants dans notre parcours et il nous semble essentiel de les partager avec vous. Mais si seulement on pouvait prendre davantage de temps, toutes ces choses que l’on voudrait écrire ! On pourrait écrire sur la déresponsabilisation des hommes et leur infantilisation ; sur les deuils que font les féministes ; sur les jeux de la séduction et du dating. On voudrait faire des recherches plus approfondies sur le néolibéralisme, la militarisation et leur lien avec la masculinité ; sur la convivialité et les façons de s’organiser qui résistent au fascisme 😃
On a besoin de prendre de la hauteur et de s’autoriser à penser. Penser comme une action radicale dans un contexte où l’on est sans cesse mis en position de devoir réagir à ce qu’il se passe, répondre à une urgence, se positionner, prendre part. On a besoin de penser comme un acte de liberté par lequel on produit de l’autonomie. Le printemps est fécond ; la nature produit de la vie et cette vie nous anime aussi. On a besoin de prendre soin du terreau, de faire germer des idées et de préparer l’espace pour qu’elles puissent prendre racine et croître. Quand la sève monte, les peuples deviennent ingouvernables.
Au programme
Écoutées : retour sur le GT 8 mars
Écoutez : retour sur le festival des Masculinités Positives
Écouter : retour sur le chantier Agressions #4 : l’écoute active
Notre prochain événement : arpentage de L’exploitation domestique
Recommandations
# Écoutées : retour sur le GT 8 mars
Certains participants de La Bonne Poire ont organisé pendant la journée du 8 mars une garderie et un soutien logistique afin de soutenir le Collecti·e·f 8 maars. Contrairement aux années précédentes, où nous étions restées en retrait, nous avons cette fois joué un rôle plus actif en coulisses. Comment en sommes-nous arrivées là ? Et pourquoi avons-nous choisi cette approche plutôt que de laisser les choses se faire d’elles-mêmes ?
Souvenez-vous, en avril 2023, la venue de Jordan Peterson avait généré pas mal d’émois dans les milieux féministes amenant certains hommes à vouloir agir. Nous écrivions dans notre newsletter #12 : « Il s’est passé des choses positives autour de ces actions, d’autres moins fructueuses. Il a certainement manqué de coordination et de réflexion en amont ; rassembler des gens qui ne se connaissent pas pour un but commun n’est pas si simple. Des constats ont pu être tirés et on espère que cette expérience servira de leçon pour les prochaines fois. »
Et bien, cette année, sur base de ces constats et réflexions tirés des années précédentes, nous avons créé un « groupe de travail (GT) autour du 8 mars » qui a fonctionné comme un espace de check in, sorte de back up, de coulisse pour canaliser ce qui demandait à l’être et réaffirmer la nécessité de penser les choses avec justesse pour ne pas courir héroïquement dans le mur. L’an dernier, par exemple, une garderie avait été organisée à la dernière minute, sans réelle anticipation ni structure. Si l’intention était louable, l’organisation n’était pas suffisamment solide et reposait finalement sur une poignée des personnes. Il manquait une véritable structuration pour éviter l’épuisement et permettre une transmission durable et la consolidation de ces espaces.
Un autre élément a motivé la création de ce groupe de travail : la difficulté qu’ont les hommes à s’organiser efficacement dans des cadres féministes. Il ne s’agit pas ici de nier leur bonne volonté, mais de reconnaître des tendances structurelles : les luttes féministes n’ont pas besoin des hommes pour s’organiser et l’histoire montre qu’elles sont souvent bien plus efficaces sans eux. Aussi, les hommes bien intentionnés peuvent parfois faire pire que mieux, en ajoutant une charge mentale et organisationnelle au lieu de véritablement alléger la tâche des militantes. Nous avons souvent vu des hommes vouloir aider, filer un coup de main sans réellement se rendre compte du travail invisible que cela implique, ni du fait que leur implication peut parfois ralentir le processus plutôt que le fluidifier. L’objectif du GT 8 mars n’était donc pas d’organiser à leur place, mais d’accompagner leur implication de manière pertinente et constructive.
Nous avons choisi de jouer un rôle de réseau souterrain, comme un mycélium, Ce réseau de filaments invisibles qui permet aux champignons de se connecter entre eux, de transmettre des nutriments et de structurer un écosystème durable. De la même manière, notre travail a consisté à créer des connexions entre collectifs, éviter que chaque initiative ne soit isolée, structurer sans étouffer, donner des repères sans imposer.. Cette posture a nécessité des ajustements permanents : canaliser les enthousiasmes, éviter la dispersion en insistant sur le « faire petit mais bien », prendre soin des insécurités, notamment.
Afin d’éviter un énième rush de dernière minute, nous avons donc décidé d’organiser deux événements préalables au 8 mars, afin d’informer sur les enjeux, de créer des liens affinitaires et de cultiver l’appartenance, en amont. Le premier événement visait à sensibiliser à l’histoire du 8 mars et à ses revendications, en posant un cadre politique clair. Le second, plus restreint, nous l’avons soutenu sans l’organiser directement. Il était dédié à la préparation concrète et conviviale de la garderie et du pôle logistique : planification de la journée, répartition des rôles, délégation des responsabilités, mise en commun des compétences et discussion autour des craintes liées à ces engagements. Ces moments ont permis aux participant·es de se rencontrer avant le jour J, ce qui a favorisé une coordination et une organisation plus fluides.
En cette fin mars, nous espérons que tout ce processus a été fécond et qu’il permettra de faire émerger des débuts d’engagements plus solides. Nous ne sommes encore qu’au début et cette dynamique demande à être davantage nourrie et consolidée. Nous estimons que notre objectif a été atteint : non pas d’obtenir un résultat spectaculaire immédiatement, mais bien de densifier les bases d’un engagement collectif pérenne et structuré.
Merci à ceux qui se sont mobilisés pour prendre ces charges invisibles 🫶
# Écoutez : retour sur le festival des Masculinités Positives
Le week-end du 22 et 23 mars a eu lieu le festival des Masculinités Positives organisé par Liminal. Cet événement a été un sujet de discussion entre nous pendant plusieurs mois. Il a mis sur la table un grand nombre de points de tensions qui ont été autant d’occasions de nous mettre au travail, de nous questionner, de nous situer pour tenter de construire des positions justes. Parce qu’on doit le dire : ce festival, il a cristallisé un malaise. On a évolué dans les coulisses de ce projet, on l’a vu prendre forme et on a choisi de ne finalement pas y participer, pour différentes raisons. On se sent ici obligées d’écrire sur le sujet, de rendre compte de nos réflexions (au moins en partie) parce que nous avons pris le pli dans nos newsletters de cultiver une certaine transparence.
Mais on se retrouve prises, aussi, dans une tension : il y a ce qu’on écrit sur ce festival et ce qu’on pourrait écrire sur ce festival. On est sujettes à une forme de tone policing auto-induit, une forme d’autocensure. On veut être critiques mais pas cassantes. Cette tension ne concerne pas que le festival, elle concerne notre position en tant que féministes œuvrant dans le champ des masculinités et décidant stratégiquement de s’adresser aux hommes. Dans le cadre de La Bonne Poire, nous faisons le choix de ne pas laisser le désespoir gagner plus de terrain et de croire que l’articulation constructive avec les hommes est possible. L’espoir est performatif, après tout. Cependant, nous concilions à l’intérieur de nous-même des voix parfois dissonantes. En tant que féministes, il y a plein de moments où on a juste le seum, où on est saoulées, déçues, en colère, fatiguées. On cherche à discerner les cas où ça en vaut la peine d’exprimer ces émotions et les moments où l’on n’est pas sûres que ça soit constructif. (À noter que dans cette phrase, il n’est pas question de savoir si la critique est légitime ou non, seulement si elle est constructive ou non.) C’est un travail franchement exigeant.
Bref, il y a plein de choses qu’on pourrait dire sur ce festival, mais on va faire ici le choix de n’en dire que certaines.
"Masculinités Positives"
Nous, ils nous ont en grande partie perdues au moment où ils ont choisi le titre. On comprend qu’il y a l’ambition de mettre derrière ces mots, « masculinités positives », un tas de valeurs « positives ». L’invitation que l’on peut lire sur le site est de « célébrer la diversité et co-créer des masculinités positives, engagées et solidaires ». Dans la communication officielle de l’évènement sur Facebook, on lit qu’il porte des valeurs fortes, comme « la valorisation des masculinités plurielles ». Sur le plateau de BX1, un organisateur du festival et deux personnes invitées expliquent ce qu’ils entendent de façon personnelle par « masculinités positives », avec probablement de bonnes intentions. On vous explique ci-dessous pourquoi nous, ça ne nous suffit pas.
En suggérant qu’une version positive de la masculinité est possible, ce titre passe complètement à côté du fait que la masculinité est, en soi, une construction patriarcale. Le patriarcat est un système social qui structure les rapports de genre par de la domination et de la hiérarchisation, qui assigne aux hommes une position dominante et aux femmes (et plus largement aux personnes sexisées) une position subordonnée. Ce système organise en profondeur les relations sociales, économiques, politiques, symboliques, etc. L’une des caractéristiques fondamentales du patriarcat est qu’il produit la masculinité et la féminité comme des catégories qui se co-définissent mutuellement dans une relation d’opposition hiérarchique. La sociologue Raewyn Connell explique que la masculinité hégémonique ne peut exister sans des formes de féminité (et de masculinité) qui lui sont subordonnées. Cette structuration binaire des rôles de genre ne repose pas sur des différences biologiques naturelles, mais sur des processus sociaux et culturels. Le problème avec l’idée de « masculinités positives » est qu’elle ne remet pas en cause cette structuration binaire, mais cherche à lui donner un visage plus acceptable, sans en déconstruire les fondements oppressifs.
De plus, la notion de « masculinités positives » invisibilise le fait que la domination masculine se perpétue par la capacité du patriarcat à intégrer la critique pour se renforcer. En effet, le patriarcat se transforme au fil du temps pour conserver son hégémonie, il s’adapte aux contextes économiques et culturels afin de maintenir la domination masculine en lui donnant de nouveaux visages. Nous pensons qu’il est possible, voire probable, que l’idée de « masculinités positives » participe à cette réinvention du patriarcat sous une forme plus douce, plus acceptable, tout en maintenant la division genrée du monde. En suggérant qu’il existerait de “bonnes” formes de masculinité à cultiver plutôt qu’un système à déconstruire, cette approche occulte le fait que la masculinité, en tant que construction sociale, est historiquement liée à des rapports de domination. Cette approche légitime donc la continuité d’une division genrée en reformulant la masculinité sous un prisme valorisant plutôt que de remettre en cause son existence même. Elle invisibilise les dynamiques structurelles et politiques en réduisant le problème à un simple enjeu de comportements individuels.
La notion de « masculinités positives » repose sur l'idée qu'il existe des traits ou des comportements spécifiquement masculins, mais qu'ils peuvent être orientés vers des fins « positives ». Cela risque de renforcer une vision essentialiste et binaire du genre, où les hommes et les femmes seraient intrinsèquement différents, avec des qualités ou des comportements distincts qu’il s’agirait d’améliorer. Or, la justice sociale nécessite de dépasser ces catégories rigides pour comprendre que les rôles de genre sont construits socialement et qu'ils servent à maintenir des hiérarchies et des oppressions. Parler de « masculinités positives » - même au pluriel - risque de légitimer l'idée même de masculinité comme une entité fixe, au lieu de la déconstruire, la détruire ou la dépasser.
En maintenant la nécessité d’une identité masculine différenciée, la notion de « masculinités positives » préserve :
la perpétuation des privilèges masculins : même sous une forme "bienveillante", une masculinité valorisée reste une masculinité qui bénéficie d’une reconnaissance sociale. Comme le souligne Sara Ahmed, la reconnaissance sociale est un marqueur de privilège : valoriser les hommes pour "bien se comporter" renforce leur position dominante plutôt que de la déconstruire. La notion de « masculinités positives » peut donc donner l'impression qu'il est possible d'être un "homme bien" tout en conservant les privilèges masculins, tant qu'on les utilise de manière « positive ». Cela risque de réduire la lutte contre le patriarcat à une simple réforme des comportements individuels masculins, sans remise en question des avantages structurels dont bénéficient les hommes en tant que classe sociale.
des rapports de pouvoirs entre les hommes eux-mêmes : si certains hommes ont une masculinité « positive », cela sous-entend que d’autres non. On peut alors se demander : qui sont ces autres ? Quelles seraient les formes de masculinités moins positives, moins valorisables ? Peut-être s’agit-il des masculinités subalternes ou marginalisées, celles qui ont moins de pouvoir - on ne le saura pas. Outre le fait que l’on peut rapidement tomber dans une question de morale, de distinction entre le bien et le mal, le positif et le négatif, le sain et le toxique, il est aussi question d’une distinction sociale entre hommes : la tentation est grande de signifier « moi, je ne suis pas comme eux » et peut-être « je suis mieux qu’eux » comme s’il était possible de s’extraire aussi simplement d’une domination systémique.
l’invisibilisation des luttes féministes et queer : au lieu de penser l’émancipation de tous les individus par l’abolition des rôles genrés, la notion de « masculinités positives » recentre une fois de plus les hommes comme sujets du discours.
Si l’objectif est une société plus juste et égalitaire, il ne s’agit donc, selon nous, pas d’améliorer la masculinité, mais de remettre en cause l’existence même des catégories genrées comme principes organisateurs du social et de la pensée au sein des relations. Cela implique :
De cesser de vouloir "réhabiliter" la masculinité et plutôt mettre en lumière les structures de pouvoir qu’elle incarne ;
De reconnaître que le féminisme ne vise pas à rendre les hommes meilleurs, mais à transformer les rapports sociaux en les rendant plus égalitaires ;
De penser l’émancipation en termes collectifs et structurels, et non en termes de développement personnel des hommes.
En ce sens, un véritable engagement féministe ne consiste pas à rendre la masculinité « positive », mais à travailler à son dépassement. La masculinité ne peut pas être « positive » tant qu’elle reste une norme de domination.
Articulation avec des collectifs queer et féministes : qu'attend-t-on des alliés ?
Un participant explique dans une vidéo que le festival a été organisé en étroite collaboration avec le milieu féministe. Nous, on se demande : qui ? Quels collectifs ont été étroitement engagés auprès de ce festival ?
Nous avons été frappées par le fait qu’il n’y ait justement pas eu de réaction de la part des milieux féministes et queer. On pourrait s’attendre à ce que la notion de « masculinités positives » suscite un rejet immédiat de la part des collectifs militants, au même titre qu’un hypothétique festival de la "blanchité positive” se verrait incendié par les collectifs antiracistes. Pourtant ici, pas de remous, un vague désintérêt ou une critique mesurée, presque contenue (à laquelle on participe aussi). Peut-être que cela en dit long sur le désespoir actuel des féministes à l’égard des initiatives masculines : c’est tellement la misère qu’on cède, qu’on arrête de se battre pour rendre possible une vraie rencontre. On les laisse construire une fiction dans laquelle ils sont nos alliés et nous, on s’en désintéresse.
Pourtant, il est essentiel de maintenir une vigilance sur le sujet. Il est essentiel de continuer d’interroger les angles morts, d’évaluer les résultats, d’être critique. Non pas pour “trasher” ce genre d’initiatives, mais pour rappeler qu’un véritable changement est possible. Qu’on soit claires : ce festival aurait pu être féministe. Mais ce qui est souvent problématisé autour des termes de “la posture d’allié” est serti de contradictions. Oui, c’est difficile de démanteler la solidarité masculine qui produit des boysclubs, c’est difficile d’identifier les moments où s’installe une attitude défensive face à la critique féministe à cause d’une fragilité masculine, c’est difficile de faire un travail radical tout en cherchant à protéger son statut de mec bien.
L’approche choisie par le festival pourrait être capturée par cette question : “comment amener les hommes à s’intéresser au féminisme sans les brusquer ?” On se demande, nous : pourquoi faudrait-il ménager les hommes dans le processus de prise de conscience qui concerne des violences qu’ils perpétuent (volontairement ou involontairement) ? Nous pensons que cette approche repose sur une confusion entre responsabilisation et culpabilisation. Certes, il ne s’agit pas de culpabiliser les individus de manière stérile, mais refuser de les confronter directement à leurs responsabilités participe au fait, d’une certaine manière, que ces rapports de dominations se perpétuent. Nous ne voyons aucun homme bouger sur ces questions sans être bousculé. Le féminisme ne doit pas être une entreprise de réassurance pour les hommes, mais un projet de transformation radicale des rapports sociaux.
Professionnalisation, rémunération et visibilité
Enfin, un dernier point d’attention est celui de la professionnalisation, de la rémunération et de la visibilité des hommes qui se présentent comme pro-féministes, là où la parole féministe, souvent bénévole et marginalisée, est reléguée à l’arrière-plan, voire totalement invisibilisée. Ce point particulièrement est très inconfortable, et il a été soulevé pendant le festival par un·e des intervenant·es : « Moi, j’ai été engagé·e pour une recherche de deux mois sur la façon dont des collectifs féministes impliquent les hommes et maintenant je suis invité·e sur ce panel, je suis rémunéré·e et il est indéniable que cela profitera à ma carrière. » Il y a une asymétrie persistante : la critique du patriarcat devient un espace économiquement viable lorsqu’il est porté par des hommes, ce qui, selon nous, perpétue des logiques de capitalisation masculine sur des luttes féministes. La professionnalisation des hommes dans le discours sur la masculinité s’opère ainsi en dehors d’une lecture militante radicale. Cette récupération pose la question du rôle de ces espaces : sont-ils des lieux de réflexion critique ou des opportunités pour certains d’exister professionnellement en tant que good guy sur le marché du féminisme ?
Au final, le festival des Masculinités Positives avait le potentiel d’être un espace critique, mais nous pensons qu'il s’est enlisé dans une approche qui évite l’essentiel. Plutôt que de questionner en profondeur les dynamiques de pouvoir inhérentes au genre, il a adopté une posture qui cherche à concilier, selon elleux, adhésion au féminisme et valorisation de l’identité masculine « positive ». Ce choix, si l’on peut comprendre d’où il vient, pose néanmoins question : peut-on vraiment faire du féminisme sans décentrer la masculinité ?
# Écouter : retour sur le chantier Agressions #4 : l'écoute active
Lors du précédent chantier, on s’était attelé·es à la question de comment mieux accompagner une victime de violences sexuelles ? Après avoir abordé la question d’un point de vue plus théorique, plutôt sous l’angle de la réflexion, nous avons proposé cette fois-ci un atelier pratique. Comment peut-on s’outiller pour mieux écouter les victimes ? Nous avons eu le plaisir d’inviter deux formatrices, Nele et Gaïa, pour une initiation à l’écoute active.
« Ça parait rien, ce petit verbe : c’est crucial pourtant. Parler est inconfortable, mais écouter, écouter vraiment, l’est tout autant. C’est beau pourtant, d’oser écouter, et de sentir qu’un inconfort partagé est peut-être le premier pas vers une discussion possible. Pas une discussion où l’on parle avant tout pour prouver qu’on a raison, mais une discussion scrupuleuse, égalitaire au fond. » C’est avec ces mots issus d’une chronique sur l’écoute par les hommes que nous avons débuté notre soirée.
Dans Une voix humaine. L’éthique du care revisitée, Carol Gilligan se demande « qu'est-ce qui vient entraver la parole des uns et des autres, des unes et des autres ? » De la même manière, on pourrait se demander qu’est-ce qui vient entraver l’écoute des un·es des autres. L’écoute active propose une posture exigeante comme une aide qu’on apporte à l’autre, une certaine qualité de présence à l’autre pour que l’autre puisse mieux se connaître et trouver ses propres solutions. « C’est un moment pendant lequel je me mets, moi, entre parenthèses pour t’écouter, toi », expliquent nos formatrices. Une posture asymétrique et pas tout à fait naturelle (il s’agit d’un dispositif qui n’est pas une conversation) pour accompagner l’autre dans l’élaboration de son discours, dans le fait de traverser quelque chose d’intime. Il s’agit de pouvoir se décentrer sans perdre complètement contact avec ce qu’il se passe en soi : pendant qu’on est à l’écoute, on est aussi traversés de jugements, d’émotions, notre disponibilité peut fluctuer. Il s’agit d’investir cette posture consciemment comme un service rendu à l’autre.
Écouter c’est difficile, surtout quand ce que nous confie la personne nous fait nous sentir impuissant. Comment écouter quand on est pris dans ses propres émotions ? Quand ce que la personne nous confie est lourd, quand on ne sait pas quoi lui répondre ? Lorsqu’il s’agit d’accompagner une victime de violences sexuelles, l’écoute ne se limite pas à recevoir un récit. Élaborer un récit demande du temps et de l’espace pour essayer des choses, pour mettre des mots, pour voir ce que ça nous fait quand on dit. Une écoute active peut être un vrai atout pour donner cet espace à la personne, pour qu’elle reste maître·sse de son récit en recevant néanmoins un soutien réel. Pour ne pas minimiser, ne pas vouloir réparer trop vite, ne pas combler les silences par des solutions toutes faites, il faut apprendre à devenir actifs dans l’écoute - c’est-à-dire aussi actifs dans le fait d’assumer des silences. Écouter, c’est accepter l’inconfort, c’est respecter le rythme de l’autre, c’est l’aider à se reconnecter à ses propres ressources sans prendre le pouvoir sur son histoire.
Un très grand merci à Nele et Gaïa d’avoir mis à disposition leurs savoirs, leur énergie et leur temps ! 🫶
PS : il y a deux ans (que le temps passe vite !), on avait proposé une formation de communication consciente.
Notes en dessert :
Carol Gilligan : Le concept de "voix" est central dans la pensée de Carol Gilligan, qu’elle soit physique, culturelle ou psychologique. Il s'agit de « notre capacité à communiquer, à véhiculer une expérience » : « En tant qu'être humain, on naît avec une voix. Et on naît aussi avec le désir d'être en relation avec l'autre. Ensuite, la question qui se pose, c'est : qu'est-ce qui vient entraver la parole des uns et des autres, des unes et des autres ? »
Corinne Monnet : « Dale Spender s’est penchée sur ce mythe de la femme bavarde afin d’en analyser le fonctionnement. Ce stéréotype est souvent interprété comme affirmant que les femmes sont jugées bavardes en comparaison des hommes qui le seraient moins. Mais il n’en va pas ainsi. Ce n’est pas en comparaison du temps de parole des hommes que les femmes sont jugées bavardes mais en comparaison des femmes silencieuses (Spender, 1980). La norme ici n’est pas le masculin mais le silence, puisque nous devrions toutes être des femmes silencieuses. Si la place des femmes dans une société patriarcale est d’abord dans le silence, il n’est pas étonnant qu’en conséquence, toute parole de femme soit toujours considérée de trop. On demande d’ailleurs avant tout aux femmes d’être vues plutôt qu’entendues, et elles sont en général plus observées que les hommes (Henley, 1975). »
# Notre prochain événement
Ce mois encore, il n’y aura pas de mensuelle, mais elles reviennent bientôt ! On mijote….
Arpentage : L'exploitation domestique
L’année passée, on a avait consacré deux soirées au féminisme matérialiste (un arpentage et un focus). Il semblerait qu’en 2025, les rapports de domination n’ont pas encore été abolis, alors on persévère : on vous propose de lire un ouvrage de référence du féminisme matérialiste : L’exploitation domestique de Christine Delphy et Diana Leonard !
Un arpentage, c’est quoi ? L’arpentage est une méthode de lecture d'un ouvrage à plusieurs. Le livre est d'abord déchiré en autant de parties que le groupe compte de participant·e·s. Chaque partie du livre est ensuite distribuée. Chaque personne lit son extrait et après, on en discute. L'enjeu est d'emmagasiner l'essence d'un livre et de se le réapproprier collectivement sur un temps limité. Cette méthode est un outil classique de l'éducation populaire, utilisé notamment dans le monde ouvrier afin d'accumuler du savoir critique en groupe.
Quatrième de couverture :
« Le constat est implacable : le partage des tâches domestiques n’existe pas.
Il ne s’agit pas, nous disent Christine Delphy et Diana Leonard, du seul produit d’une mauvaise volonté des hommes qui profitent de ce travail gratuit, mais plus fondamentalement d’un système d’exploitation et d’oppression qui dépasse les relations affectives que peuvent entretenir les individus concernés : le patriarcat, et dans le patriarcat, le mariage, y compris le concubinage et le pacsage.
Celui-ci s’incarne concrètement dans une exploitation domestique – qui ne s’applique pas seulement au travail dit « ménager » – dont les autrices s’attachent à dévoiler les mécanismes dans cet ouvrage où la lectrice ou le lecteur ne manqueront pas de reconnaître leurs propres moments de vie quotidienne.
Les autrices proposent ici une nouvelle approche radicale de la subordination des femmes dans les sociétés occidentales focalisée sur la famille, en tant que système économique. Elles révèlent que celle-ci constitue en réalité un système de rapports de production dont les hommes sont les artisans – politiques, juristes et autres gouvernants – et les bénéficiaires – tous les autres. Ce sont la structure hiérarchique et les rapports de production entre les membres de la famille qui sont ici mis à jour. Pour les autrices, la subordination des femmes constitue un cas particulier d’exploitation économique qui ne réduit pas au capitalisme dominant dans nos sociétés. Exploitation domestique et exploitation capitaliste ne peuvent se confondre même si l’un et l’autre doivent être renversés. »
Infos pratiques
Quand ? Le jeudi 17 avril 2025
Horaires : Ouverture des portes à 18h30, début de l’activité à 19h et fermeture à 22h.
Où ? Bruxelles (lieu à confirmer - on vous tiendra au courant du lieu par mail)
Qui ? Nous espérons que cette activité touche principalement des hommes. Si tu es intéressé·e et que tu n'es pas un homme, tu es lae bienvenu·e ! Mais c'est encore mieux si tu viens accompagné·e.
Le nombre de places est limité : inscription via ce formulaire.
Prix libre et conscient
Événement Facebook
# Recommandations
Suite au chantier sur l’écoute active :
La chronique de Blandine Rinkel aux hommes à l’écoute des femmes dans l’émission Dans quel monde on vit (La Première, 2025)
Le livre Une voix humaine. L’éthique du care revisitée de Carol Gilligan (Flammarion, 2024)
L’épisode “Carol Gilligan, fondatrice du care : “J’écoute les voix de celles et ceux qui n’étaient pas entendues”” des Midis de France Culture (2024)
L’article “La répartition des tâches entre les femmes et les hommes dans le travail de la conversation” de Corinne Monnet sur Infokiosques
Les recommandation des formatrices Nele et Gaïa :
Quelques organismes qui proposent des formations d’initiation à l’écoute active et aux méthodes de communication interpersonnelle :
Formations de la Ligue de l’Enseignement et de l’éducation permanente, à Bruxelles
Formations d’Emancipe, à Bruxelles
Formations du Collectif formation société, à Bruxelles
Quelques livres de référence :
Le livre Relations efficaces : comment construire et maintenir de bonnes relations de Thomas Gordon (Éditions de l’Homme, 2003)
Le livre Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs) : initiation à la communication non violente de Marshall B. Rosenberg (La Découverte, 2016)
Le livre Le développement de la personne de Carl Rogers
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