Newsletter #30
- labonnepoirebxl
- 28 avr.
- 9 min de lecture

On vous a annoncé qu’on ralentissait pour prendre le temps de se poser des questions. C’est pas très clair si on vous a menti ou pas ; si on s’est menties à nous-même ? On a certes sauté deux mensuelles. Mais là, on a décidé de reprogrammer mai et juin. On a donné une formation, eu beaucoup de rendez-vous avec divers collectifs pour collaborer, on a (encore !) été interviewées pour un article, on a exploré de nouvelles questions…
Notre dernière newsletter était fort longue et dense. On a reçu de nombreux retours dessus, et pour ça, on vous remercie. On s’autorise cette fois-ci une newsletter un peu plus courte. On espère qu’elle vous plaira !
Au programme
Retour sur notre activité d'avril
Notre prochain événement
Des recommandations
# Retour sur l'activité d'avril : l'arpentage de L'exploitation domestique de Christine Delphy et Diana Leonard
Nous avons déjà consacré plusieurs soirées au féminisme matérialiste cette dernière année (voir la newsletter #21, pour le compte rendu sur le FOCUS Féminisme Matérialiste et l’arpentage du Capitalisme patriarcal de Silvia Federici). On a réitéré en arpentant ensemble L’exploitation domestique de Christine Delphy et Diana Leonard le 17 avril dernier. Nous nous sommes retrouvé·es à l’atelier Layva dans une ambiance simple et chaleureuse : assis·es par terre sur des coussins, dans des fauteuils ou sur des chaises pliables, fenêtres ouvertes sur la ville, avec des chips et du pop-corn sucré-salé-poivré. Un moment pour lire ensemble ce texte dense, exigeant bien que non dépourvu d’humour, mais surtout éclairant sur les structures qui régissent nos vies.
Très vite, une impression est partagée : la clarté de Delphy et Leonard frappe. Plusieurs d’entre nous sentent que leur propos est précis et lucide. « J’aurais envie de juste filer un extrait aux potes », dit quelqu’un, conscient que c’est parfois difficile de réexpliquer avec ses mots. Néanmoins, ce n’est pas une question de simplicité mais de réceptivité : pour entendre ce que les autrices déplient, il faut être prêt·e à remettre en cause des évidences très profondément ancrées ; or, les hommes ont souvent peu d’intérêt à remettre en cause l’évidence de leurs privilèges.
Une thèse centrale de l’ouvrage est que les femmes sont exploitées par le patriarcat, et non seulement opprimées. Les autrices mettent en évidence comment les termes « l’oppression des femmes » sont souvent utilisés comme pour véhiculer l’idée que les femmes sont victimes d’une violence seulement symbolique, idéologique, qui serait bien secondaire à la violence matérielle de l’exploitation subie au sein du capitalisme par la classe travailleuse. Mais le patriarcat n’est pas simplement un module complémentaire du capitalisme : ce n’est pas une collection d’attitudes sexistes, mais un véritable système d’exploitation. Les femmes travaillent gratuitement pour les hommes dans la sphère privée : travail domestique, sexuel, affectif, ménagé, tout est imbriqué, dans la même heure, au même endroit, sans frontières. Le travail gratuit est celui qui est fait dans des rapports sociaux particuliers : pour lequel on ne reçoit aucun paiement et qu’on ne possède pas, quelqu’un·e d’autre en a le monopole. Ce travail n’est pas un supplément d’âme, il est le socle invisible de l’ordre social.
Delphy et Leonard démontrent que le patriarcat et le capitalisme sont deux systèmes d’exploitation entreliés mais distincts, parfois en concurrence pour accaparer la force de travail des femmes. Le capitalisme convoite leur travail salarié ; le patriarcat leur travail gratuit au sein du foyer. Aujourd'hui, ironisent-elles, les femmes ont obtenu le “droit” d’être exploitées des deux côtés : à la maison et au travail, elles ne possèdent tout simplement pas leur force de travail. « Youpie », commente-t-on.
L’exploitation patriarcale est un système dans lequel l’amour intervient : les affects, la conjugalité, la sexualité deviennent des leviers pour rendre naturel et invisible ce travail gratuit. La contrainte à l’hétérosexualité permet à l’amour de devenir un instrument de l’exploitation des femmes. La lecture de l’ouvrage amène ainsi à explorer ce que les autrices appellent « l'hétéro-réalité » : un monde où l’hétérosexualité n’est pas seulement une orientation parmi d’autres, mais l’ordre structurant du réel, une évidence imposée grâce à laquelle le travail domestique est approprié par la gente masculine.
Qu’est-ce qu’on révèle lorsque l’on regarde la famille patriarcale comme un système économique ? Delphy et Leonard pointent un ensemble de caractéristiques (p.162-164):
« Chaque famille “classique” – c’est-à-dire comprenant une femme et un homme – est composée de façon caractéristique d’un chef de ménage et de ses dépendant·es/aides. Ces dernier·es sont limité·es en nombre et sont l’objet d’une réglementation par la parenté ou le mariage. [...] La parenté et le mariage sont le langage dans lequel s’expriment les rapports de travail familiaux/domestiques.
Dans ces ménages, les membres subordonné·es travaillent gratuitement pour le chef, et il doit les entretenir pendant toute sa vie, et leur transmettre une part spécifique de la propriété familiale à sa mort.
L’obligation de fournir du travail dans les familles est prescrite en particulier par le sexe et le statut matrimonial. [...] Les tâches réellement effectuées et la rémunération reçue varient grandement d’une famille à l’autre.
L’entretien des dépendant·es (et leur héritage) n’est pas fourni en échange du travail qu’ils et elles font - comme un salaire auquel leur travail leur donnerait droit. C’est plutôt un devoir pour leur chef de famille. Il est obligé de pourvoir à leurs besoins de base. Il est obligé de les entretenir même si elles/ils sont en incapacité ou refusent de travailler. Le degré d’entretien que reçoivent les dépendant·es est, à son tour, indépendant du travail qu’elles et ils font. Elles et ils doivent travailler pour leur chef de ménage et le respecter, qu’il soit généreux ou avare.
Au sein de la famille, les travailleur·euses ne sont pas payées en argent mais rémunéré·es en nature.
Il n’y a pas d’échange formel, et habituellement pas de marchandage, entre le chef et les dépendant·es. Puisque c’est un rapport de dépendance personnelle, les dépendant·es doivent s’efforcer de rester en bons termes avec leur chef. Les épouses et les enfants doivent étudier de près les réactions de leurs maris et pères, et avoir pour eux des attentions afin qu’ils restent aimables. A l’inverse, les maris – comme d’autres dirigeants – font l’expérience de difficultés diverses pour les gérer et motiver [...]. Les maris peuvent tout à fait tirer le meilleur parti de leur dépendant·es s’ils les dirigent avec une certaine “indulgence” et cultivent des sentiments d’affection que les subordonné·es leur portent. »
Ce point, particulièrement, nous a fait penser au concept de « dirty care » développé par la philosophe Elsa Dorlin. Le « dirty care » est une forme de soin donné dans la violence, l’invisibilité et l’épuisement. Là où les autrices montrent que les femmes assurent gratuitement le travail domestique, affectif et sexuel, Dorlin souligne que dans bien des contextes (précarité, migration, maternités isolées, travail du care), ce soin devient une lutte pour sa propre survie, tout en maintenant les autres en vie.
« Le chef de famille peut avoir un quasi-monopole sur, et il a toujours un plus grand accès à, et le contrôle de, la propriété familiale et des rapports avec l’extérieur, en particulier des transactions qui s’opèrent sur le marché. Celles-ci lui confèrent de l’autorité sur les ressources monétaires de la famille et donc sur la vie économique de celle-ci.
Même quand les dépendant·es ont accès à l’emploi et pourraient être considéré·es comme assurant leur propre entretien, elles et ils, et surtout les épouses, sont toujours obligé·es d’effectuer du travail familial gratuit si le besoin s’en fait sentir. [...] Leurs conditions d’emploi à l’extérieur sont donc conditionnées par leurs obligations familiales [...]
Bien que le chef de famille soit en principe un homme adulte, il peut arriver que des femmes accèdent à ce statut dans certaines circonstances. Mais l’adéquation entre genre et statut dans le ménage est si étroite que dans beaucoup de langues les mots pour “mari” et “homme”, et “épouse” et “femme” sont confondus. Le rôle social, avec les droits et les devoirs spécifiques qui y sont attachés, est si largement associé au sexe biologique (et vice versa) qu’ils sont synonymes. »
Ainsi, la famille apparaît comme une petite usine domestique, une unité de production et de consommation dont la façade affective masque une structure d’exploitation matérielle. Les hommes, chefs de ménage, travaillent pour leur famille. Les femmes, épouses, filles, sœurs, travaillent en tant que membres du ménage de leur mari. Les autrices continuent avec diverses précisions sur les circonstances dans lesquelles des femmes peuvent se retrouver cheffes de famille. Il est intéressant de recouper la théorie avec quelques éléments statistiques aujourd’hui : par exemple, en Région wallonne, 28% des ménages avec enfant(s) sont considérés comme familles monoparentales ; et 33% à Bruxelles. Dans plus de 75 % des cas, ce sont des femmes à la tête de ces ménages, autrement dit, elles deviennent “cheffe de ménage” mais sans les avantages. Ces familles sont d’ailleurs particulièrement précarisées. À cela, on peut ajouter : le statut cohabitant·e qui est un statut qui précarise majoritairement les femmes en les rendant économiquement dépendantes du chef de ménage, mais aussi l’écart salarial, le statut d’aidant·e proche particulièrement féminisé lui aussi, etc. Tous ces exemples ne diffèrent pas du modèle de famille patriarcale que les autrices décrivent : ce sont des manières de faire survivre ce modèle.
Delphy et Leonard proposent trois manières d’envisager le travail afin de mieux comprendre ce qu’on entend par “exploitation”. Durant l’arpentage, on se l’est expliqué en utilisant l’exemple de “se faire un sandwich” comme manière de représenter du travail :
Le travail marchand : c’est un type de travail pour lequel on est payé. Exemple : Faire un sandwich et le vendre.
Le travail consommé : Il est non payé mais il y a une rémunération. Exemple : Je me fais un sandwich pour moi-même. Je peux consommer mon propre sandwich.
Le travail exploité : c’est un travail ni payé ni rémunéré. Exemple : Faire un sandwich pour son mari.
Ce jeu d’exemples simples montre à quel point le travail gratuit est naturalisé, masqué dans l’ordinaire de nos existences. De plus, le produit de certains types de travail est consommé immédiatement, rendant complètement invisible la notion de valeur d’échange et de valeur d’usage qui permettent de penser le travail exploité sous le capitalisme.
En fin de soirée, le constat est lourd mais lucide. Certains repartent en ayant une idée beaucoup plus précise de ce qu’est le féminisme matérialiste. On constate que pas mal de liens ont pu être faits avec les mensuelles sur nos familles patriarcales ou encore les multiples charges de l’amour. On relève qu’il y a quelque chose de désespérant, quand même, dans le féminisme matérialiste : il montre qu’il n’est pas tant question d’agir au niveau individuel, il ne s’agit pas de “se déconstruire” quand ce sont des structures qui organisent nos existences. Notre marge de manœuvre pour échapper à ces structures semble bien limitée (pour ne pas dire inexistante). Simultanément, c’est la force des textes matérialistes : « Comme le diagnostic est posé de façon super précise, le texte nous donne des armes précieuses pour comprendre comment ces systèmes fonctionnent et dans quelle direction ça en vaut la peine de lutter. C’est au niveau collectif qu’il s’agit d'œuvrer. »
Il y a quelque chose de soulageant dans le fait de poser un regard lucide sur une situation, et aussi dans le fait de lire que d’autres, bien plus érudites que nous, ont fait ce travail minutieux de décortiquer les structures que l’on observe être à l’œuvre dans nos existences. Quand on intellectualise, on dit : « évidemment que ça se passe comme ça ! » et on peut partager une conversation animée sur le sujet. Mais quand on rentre chez soi après, en marchant la nuit dans les rues de Bruxelles, il y a quand même un contrecoup émotionnel. Aujourd'hui, les femmes ont obtenu le “droit” d’être exploitées par le patriarcat et par le capitalismes, deux systèmes distincts mais entreliés. « Youpie ».
# Notre prochain événement : la mensuelle de mai "Militarisation et masculinités"
Après deux mois sans mensuelle, on reprend ! On vous propose cette fois-ci le thème “Militarisation et masculinités”. La question de la (re)militarisation de nos démocraties est en effet de plus en plus d’actualité. Comment cela vient redistribuer les rôles de genre ? Comment une éducation à la violence peut soutenir la participation à la guerre ? Quelles tensions cette possibilité éveille en nous ?
Ces derniers mois, on a pu lire des articles qui parlent de conscriptions forcées en Ukraine : des hommes ukrainiens étaient raptés au restaurant ou encore au cinéma pour être enrôlés de force dans la guerre. Qu’est-ce que cela fait de se vivre comme un corps possiblement capturable, mobilisable de force ?
On se prépare avec cette mensuelle à des discussions difficiles, glissantes, qui peuvent mobiliser des affects pas confortables. L’invitation est d’explorer ces questions ensemble, dans un cadre sécurisant.
Si tu ne sais pas encore ce qu’est une mensuelle et que tu veux en savoir plus sur ce format, c’est par ici.
Infos pratiques
Quand ? Le mardi 13 mai 2025
Ouverture des portes à 18h30, début de l’activité à 19h et fermeture à 22h.
Où ? À La Vieille Chéchette (2 rue du Monténégro - 1060 Saint-Gilles)
Pour qui ? Nous espérons que cette activité touche principalement des hommes. Si tu es intéressé·e et que tu n'es pas un homme, tu es lae bienvenu·e ! Mais c'est encore mieux si tu viens accompagné·e :)
Le nombre de places est limité : inscription via ce formulaire.
Prix libre et conscient
Événement Facebook
# Des recommandations
Le livre L’exploitation domestique de Christine Delphy et Diana Leonard (Syllepse, 2019)
Le livre Le capitalisme patriarcal de Silvia Federici (La Fabrique, 2019)
L’article “Une révolution féministe contre le capital. À propos de L’Arcane de la reproduction” de Natalia Hirtz dans Contretemps (2024)
Le discours “Grève générale et salaire au travail ménager” de Mariarosa Dalla Costa dans Contretemps (2024)
L’article “L’arcane de la reproduction” de Leopoldina Fortunati dans Lundi matin (2022)
L’article “Genre et travail (in)visible : foyer des inégalités” d’Odile Devaux pour Ines Think Tank (2025)
Comments