Newsletter #32
- labonnepoirebxl
- 27 juin
- 22 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 juin

Ça y est, c’est la dernière newsletter de l’année. Nous sommes heureuses de clore (et non clôturer 😛?) cette quatrième saison d’activité avec vous !
Cette année a été une année charnière pour notre collectif. Dans la newsletter de rentrée, on posait quelques intentions pour cette saison. On peut pas dire qu’on a été particulièrement méthodiques dans notre volonté de les poursuivre mais on constate, en regardant en arrière, qu’on a d’une manière ou d’une autre fait tout ce qu’on a dit qu’on voulait faire - et c’est chouette !
On s'est beaucoup remises en question, on a été traversées par pas mal de tensions en interne. Mais on peut se dire en guise de bilan que notre petite embarcation a tenu le cap : elle a quitté les fleuves d’eau douce et traversé le delta pour prendre le large ! Ça a secoué un peu, c’était éprouvant, mais on a tenu bon. On est pas mal fières de la quantité de travail abattue et on vous remercie chaleureusement pour les retours qu’on a pu recevoir. Ce collectif est aussi à l’image des personnes qui le constituent. On sent qu’il nous transforme autant qu’on l’édifie.
On repart pour notre sacrée pause estivale. On se revoit à l’automne !
Bonne lecture !
Au programme
Le zine : La Bonne Poire Acte 1 : Se mettre au travail
Être du bon côté de l’histoire, une réflexion sur les temps qui courent
Retour sur nos activités de mai et juin
Remerciements
Recommandations
# Le zine : La Bonne Poire Acte 1 : Se mettre au travail
En cette fin de saison, on a édité un petit zine qui nous sert à acter la fin de nos quatre premières années de notre activité !
Merci à Zaïneb d’avoir porté l’initiative et de nous avoir proposé ses services comme designeuse du livre car, grâce à elle, on a pu retraverser nos quatre années d’écrits pour les valoriser dans une nouvelle forme. On aurait aimé imprimer toutes nos newsletters pour avoir une grosse archive, mais cela représentait beaucoup trop de pages – et de travail d’édition. Voici donc un petit recueil de textes phares qui ont ponctué notre activité.
Malheureusement, les exemplaires que nous avons imprimés sont partis comme des petits pains, nous n’en avons plus à distribuer. Le PDF est néanmoins disponible sur notre site et bientôt on l’espère sur Infokiosques. Et puis, on en réimprimera sans doute à la rentrée ;-)

# Être du bon côté de l'histoire, une réflexion sur les temps qui courent
Que dire du monde qu’on habite ? Qu’est-ce qu’il nous appartient de dire, ici ?
Nous menons chacune plusieurs vies de front. Autant dire que ces dernières semaines, ce n'est pas La Bonne Poire qui nous a occupées le plus : trois enfants morts sous les roues de la police en un mois, dont le jeune Fabian, et leur traitement médiatique et politique ; la tentative de la Flottille de la Liberté de briser le siège sur Gaza ; l’organisation des Marches pour Gaza ; la RDC ; le Soudan ; les événements pour mécènes d’extrême droite qui s’invitent chez nous en Belgique ; l’escalade de la violence de Trump en Californie et les mobilisations #NoKings ; la guerre Iran-Israël-USA ; le seuil des +1,5°C dépassé d’ici 4 ans ; et tant d’autres événements et actualités – listés ici sans ordre de priorité.
Il y a une expression que les Britanniques utilisent ironiquement en la présentant (faussement) comme une malédiction chinoise : « Puissiez-vous vivre dans une époque intéressante ». Cette malédiction souhaiterait le pire à la personne qui la reçoit. Nous vivons, indéniablement, dans une époque « intéressante ». Au niveau local comme au niveau global, des mouvements de fond bouleversent profondément les paysages injustes qui régissent nos vies.
Une chose que l’on trouve importante d’observer, c’est que ces bouleversements ne touchent pas tout le monde au même moment, ou à la même vitesse. Plus on est privilégié·e, plus on peut se permettre d’ignorer ou de considérer comme des faits divers des événements qui chamboulent et détruisent complètement les conditions de vies d’autres. C’est un privilège de s’intéresser ou de ne pas s’intéresser à la façon dont les vies de millions d’autres sont mises en péril, activement sabotées, stratégiquement broyées par des systèmes de dominations qui bénéficient à quelques-un·es. Le privilège est une économie de l’attention.
On s’inscrit toustes dans un système de normes qui décide pour nous ce qui a de la valeur et de ce qui n’en a pas. Nous adhérons toustes, au moins passivement, à ce système de valeurs. Ce système de valeurs est raciste, classiste, validiste, transphobe, sexiste, homophobe - bref, il assigne des valeurs différentes à des vies humaines. Il dit que les vies perdues en Méditerranée ont moins de valeur que les vies perdues sur le territoire européen. Il dit que le meurtre d’une femme fait moins événement que le meurtre d’un homme. Que le meurtre d’un homme blanc et/ou aisé est davantage un événement que le meurtre d’un homme de classe populaire et/ou d’un homme racisé. Il dit qu’en fonction de notre classe sociale on a droit ou non à une vie digne – et donc qu’il est acceptable d’arracher la couverture de la sécurité sociale à des milliers de gens pendant que d’autres vivent dans l’opulence. Il dit que des dizaines de milliers de vies palestiniennes peuvent être sacrifiées au nom d’un prétendu droit à l’auto-défense d’autres vies, jugées de plus haute valeur.
Judith Butler utilise le concept de « grievability » (digne de deuil) pour décrire cette différence de valeurs : il y a des vies qui sont considérées comme « grievable » (dignes de deuil) et d’autres qui sont considérées comme « ungrievable » (indignes de deuil). Perdre ces dernières ne serait pas vraiment une perte puisqu’elles n’ont jamais vraiment importées. La différence entre les vies dignes de deuil ou indignes de deuil est encore une fois une question de ligne de démarcation : qui est-ce que l’on considère comme appartenant à notre communauté humaine ?
C’est important de réaliser où l’on est par rapport à cette ligne de démarcation. Parce que la plupart du temps, on se met en mouvement à partir du moment où l’on sent qu’il en va de nous, quand les risques perçus commencent à toucher notre groupe, ou le groupe de celleux dont on considère que la vie a de la valeur. Par exemple, la mobilisation qu’a suscitée la Flotille de la Liberté, a mis cela en évidence.
Mais on n’est pas obligé·e d’être soumis·e à ce système de normes qui assigne des valeurs différentes à différentes vies. On peut reprendre possession de notre attention en décidant de s’intéresser aux vies que ce système rend indignes de deuil. On se rend compte alors que la liberté dont nous pensons jouir est illusoire tant que toustes ne seront pas libres, tant qu’on sera dans un système qui construit notre confort et notre sécurité sur l’écrasement et l'annihilation d’autres vies.
En opérant ce changement de posture, on peut espérer que deux choses se passent. D’une part, qu’on sorte d’un moralisme bien-pensant pour entrer dans de l’action politique ; d’autre part, qu’on puisse reconnaître que jusqu’ici, on a considéré ces vies comme indignes de deuil et ça, quelque part, c’est inexcusable.
Entre moralisme et action politique
On entend souvent des exhortations à se poser la question de ce qu’on devrait faire pour être « du bon côté de l’histoire ». Et à titre personnel, on n’aime pas beaucoup cette rhétorique. Déjà ça pose plein de questions compliquées sur qui l’écrit, cette histoire, et puis des logiques d’appartenances qui tracent encore une fois des lignes de démarcations entre les bons et les mauvais. C’est une manière de fonder son action sur quelque chose d’un peu égocentrique (qui est-ce que j’ai envie d’être ?) et non sur des questions de justice. Si ma motivation, c’est d’être quelqu’un de bien, je peux toujours déployer une grande créativité pour me convaincre et convaincre mon entourage qu’on est des gens biens. La question de la justice est nulle part là-dedans.
Ça n'est pas une question morale (qu’est-ce qui est bien, comment être quelqu’un de bien) mais une question politique : où est-ce que je me situe et à quoi est-ce que je participe ? Quel deuil avons-nous l’obligation de porter collectivement, si nous considérons toutes vies égales en dignité ? Quels bénéfices est-ce que je tire des inégalités qui structurent nos existences? Ces questions nous forcent à regarder les choses en face, et à déployer, si ce qu’on voit nous est inconfortable, de réels efforts pour changer la situation.
« Où est-ce que je me situe et à quoi est-ce que je participe ? » nous force aussi à reconnaître que nous ne sommes pas tout-puissants. Étant situé·es à un certain endroit de ce système, nous sommes obligé·es d’écouter les voix qui nous renseignent sur les choses qui se passent ailleurs. Être en situation de privilège ne signifie pas pouvoir tout régler en un claquement de doigt : c’est encore l’avatar d’un fantasme de toute puissance. Mais il faut être lucide et « faire sa part », comme le dit Fatima Ouassak.
Les grands changements ne viendront pas d’en haut, mais de celleux qu’un point de vue privilégié ne considère pas comme des sujets politiques.
Responsabilisation
La deuxième conséquence que l’on peut espérer voir lorsqu’on se met à considérer que toutes les vies sont dignes de deuil, c’est qu’on sera amené·es à reconnaître que nous n’avons pas toujours vécu comme ça. « Oui, jusqu’ici, j’ai vécu en considérant que toutes les vies n’en valaient pas la peine d’être protégées, chéries, pleurées. Et je continue à le faire, je continue à ne pas voir toutes les vies comme dignes de deuil. »
Lorsque l’on opère ce changement, on rejoint les rangs de celleux qui luttent pour leur dignité et la dignité de toustes. Nous devenons des allié·es pour celleux que nous déshumanisions jusqu’à il y a peu. C’est super. C’est nécessaire. C’est le minimum de la décence. Néanmoins, ne demandons pas à celleux que le feu consume depuis des générations de nous féliciter. Nous sommes inexcusables. C’est ok. Ne demandons pas à être pardonné·es, mais tenons-nous responsables. Ce n’est que de cette façon que nous pouvons participer, dès lors que nous faisons le choix de le faire, à rendre le monde un peu moins injuste.
# Retour sur nos activités de mai et juin
La mensuelle de mai "Militarisation et masculinités"
La (re)militarisation de nos sociétés est de plus en plus un sujet d’actualité. C’est un thème inconfortable qui provoque des débats, y compris à gauche (voir par exemple ces deux articles de Juliette Delacroix et de Samuel Legros). Cela fait un moment qu’on réfléchit à traiter ce sujet avec La Bonne Poire et qu’on cherche l’angle pour le faire. On doit admettre que c’est un sujet qui s’entoure de malaise, et nous-mêmes, on n’a pas les idées très claires. Ce que l’on sait, c’est que la question de la militarisation est intimement liée à aux masculinités, et que c’est intéressant de l’approcher sous cet angle.
Pour préparer cette mensuelle, on s’est penché·es sur différents mouvements antimilitaristes – historiques, avec Jean Van Lierde, le premier objecteur de conscience belge, auteur de “Pourquoi je refuse d’être soldat” (1951), mais aussi plus récents avec la coalition Guerre à la
Guerre. On a replongé dans les liens intimes qui existent entre féminisme et antimilitarisme, que le CVFE a remis en évidence dans leur analyse “Quel regard féministe sur la miltarisation ?” (mai 2025, sorti quelques jours avant la mensuelle !). On s’est intéressées aux affects que génère la guerre, notamment à travers le travail de Déborah Brosteaux.
On en a aussi beaucoup discuté avec des hommes de notre entourage. Le sujet peut paraître un peu éloigné de soi, de prime abord : tout le monde n’a pas le sentiment d’être directement concerné·e, ne se sent pas directement relié·e à une situation de guerre. Mais à des niveaux différents, cette question vient nous rencontrer dans l’intime, dans nos corps, dans nos émotions, dans nos socialisations à la violence depuis le plus jeune âge.
C’est cela qu’on a voulu interroger dans cette mensuelle “Militarisation et masculinités”. Très rapidement, les langues se sont déliées et des histoires très personnelles ont été partagées. Le premier tour au cours duquel chacun·e a exprimé ce que ce sujet faisait émerger en soi a duré presque une heure et demie. C’était dense, c’était riche, rempli d’histoires intimes, familiales, de rêves et de cauchemars, d’imaginaires d’enfants et d’angoisses très actuelles. On note que depuis la mensuelle qui s’est tenue le 13 mai, les choses se sont beaucoup dégradées en termes de droit international et d’escalade des conflits armés.
Voici donc un compte rendu des idées qui ont été discutées lors de cet évènement. On a tenté de les organiser en six thèmes.
Les femmes sont des ventres, les hommes sont des muscles.
Il est aisé de se représenter les multiples manières dont les femmes sont dépossédées de leur corps – liste non exhaustive : dans la limitation des droits reproductifs, dans les violences sexuelles, dans la restriction de leurs mouvements, leur assignation à des espaces limités, etc. Une chose à laquelle on pense moins, c’est la façon dont les rôles genrés participent d’un système oppressif auquel les hommes n’échappent pas.
Dans King Kong Théorie, Virginie Despentes écrit : « Les corps des femmes n’appartiennent aux hommes qu’en contrepartie de ce que les corps des hommes appartiennent à la production, en temps de paix, à l’État, en temps de guerre. La confiscation du corps des femmes se produit en même temps que la confiscation du corps des hommes. Il n’y a de gagnants dans cette affaire que quelques dirigeants. » (p.27)
La militarisation, loin d’être un moment suspendu du politique, est un révélateur cru des logiques de genre qui structurent les sociétés. Dans les temps de crise, les rôles de genre traditionnels sont renforcés. Certaines féministes l’ont senti venir au moment où Macron appelait au « réarmement démographique » : lorsque les femmes redeviennent des ventres, les hommes doivent s’attendre dans la foulée à redevenir de la chair à canon pour la défense de la nation. La militarisation s'accompagne d’une redéfinition brutale et hiérarchisée des corps.
Si on suit cette logique, le nationalisme fonctionne comme un bras armé du patriarcat. La Nation est souvent représentée comme féminine, nourrie par les femmes et protégée par les hommes (voir Anne McClintock ou Joane Nagel). Elle devient un mythe mobilisateur qui justifie le sacrifice viril par la guerre et celui des femmes par la mise à disposition de leurs corps et de toute leur personne au service de la reproduction et du soin. Le sacrifice violent des hommes est félicité dans la figure du héros, sanctionné d’une médaille, d’un nom sur un mémorial, ou d’une photo sur un autel ; le sacrifice des femmes est rendu invisible. Guerre et patriarcat s’alimentent mutuellement, au sein d’un système où la domination masculine trouve dans la militarisation une justification renouvelée, et où les corps féminins et masculins sont instrumentalisés au nom d’un hypothétique bien commun.
Parallèlement à la notion de sacrifice, nous avons discuté de la notion de résistance. Résister, ce n’est pas seulement mourir pour une cause. Résister, c’est aussi refuser de se faire instrument de son propre effacement. C’est redéfinir le courage, non comme la capacité à mourir pour un pouvoir qui nous écrase, mais comme la capacité à préserver des formes de vies, des liens, à habiter l’épreuve autrement, à subvertir l’ordre qui confisque les corps. Ce refus du sacrifice imposé devient alors un geste politique majeur, non pas par retrait, mais parce qu’il ouvre d’autres possibles, porteurs d’une politique du soin, de la solidarité vécue, d’une guerre faite pour que la vie compte — et pas seulement la mort.
Imaginaires : jeux d’enfants, fictions et imaginaire
Dès l’enfance, les garçons sont socialisés à jouer à la guerre : « 90 % des jeux auxquels j’ai joué étaient violents » dit l’un des participants. Cowboys, chevaliers, soldats — ces figures héroïques structurent nos jeux, nos imaginaires, les façons dont on va apprendre à habiter nos corps. Même dans des foyers vigilants à véhiculer des valeurs pacifistes, ces représentations imprègnent : « J’ai un père antimilitariste très radical. Mais un jour, j’ai reçu de la part de quelqu’un d’extérieur à la famille une mitraillette en jouet. Et c’était le plus beau cadeau de ma vie quoi ! » Ce n’est pas contradictoire : la guerre se transmet aussi par les imaginaires culturels, qui donnent à la violence une forme codée, valorisée, esthétique.
L’investissement du corps via le sport ou les jeux construit une aptitude à la guerre déguisée en performance, en courage, ou en maîtrise. bell hooks rappelle que les garçons sont formés à être violents, autorisés à la colère, socialisés au conflit et à la compétition. Des participant·es se sont interrogé·es sur ces imaginaires et jeux qui les ont vus grandir : était-ce la violence en elle-même qui était appréciée, ou les hypothétiques valeurs que cette violence prétendait défendre (dans le cas d’imaginaires autour de la chevalerie, par exemple) ? Le constat néanmoins fait durement : clairement, la violence exerce une forme de fascination. On s’est habitué·es à son goût, aux désirs qu’elle a planté en nous. « Y a-t-il moyen d’apprécier ces imaginaires sans participer à ce qu’ils dessinent ? » demande quelqu’un.
La fascination pour la violence qui a pu se construire pendant l’enfance a muté pour prendre différentes formes en vieillissant. Les bagarres, les jeux de guerres et cette banalisation de la violence qui accompagnaient l’enfance se sont parfois transformés en traumatismes à l’adolescence : « Quand j’étais ado, j’étais chaud Call of Duty et je voulais rejoindre l’armée. Puis j’ai subi du harcèlement scolaire et j’ai réalisé que si je rejoignais une armée, je serai pas un héros mais je mourrais en premier. » Cette violence fantasmée qu’on a appris à aimer gamin prend soudainement une autre couleur lorsqu’on y est confronté réellement, à différentes échelles. Le charme est rompu : le visage de la violence est en fait monstrueux, blessant, horrible. Le mal est fait, néanmoins : on a développé le goût pour ça.
Transmission de la violence masculine et statut social
La violence masculine ne commence pas sur les champs de bataille — elle s’hérite, se transmet, se répète, au cœur même des foyers. La maison devient le premier terrain d'entraînement. Même les hommes engagés politiquement à gauche n’échappent pas à la colère apprise, à ce réflexe générationnel où l’émotion se transforme en explosion. Dans de nombreuses familles, c’est une guerre silencieuse, intériorisée, qui se joue. De père en fils, cette brutalité continue de s’hériter.
Dans les familles, dans les cours de récré, on apprend à utiliser les codes de la violence et on voit la violence comme un rite de passage. « Pendant longtemps, on avait cet imaginaire que chaque génération de garçons a eu sa guerre pour en faire des hommes. Mais nous, on a grandi avec l’idée qu’on était une génération qui n’ira pas au combat », partage quelqu’un. On peut découvrir une relation ambivalente au service militaire, auquel on voudrait échapper parce qu’on veut mener sa vie différemment ou parce que ça n’est pas en accord avec ses valeurs, mais parallèlement chercher l’endroit où l’on peut s’accomplir « en tant qu’homme » sans renier ses codes et se prouver à soi-même qu’on y est, qu’on est « un homme ». « Il y aura toujours des jeunes paumés qui cherchent une raison de vivre, et qui la trouvent dans la guerre », commente un participant.
Un autre participant ayant pris part en tant que civil à une mission auprès de militaires raconte : « Quand j’ai revêtu le treillis militaire pour la première fois, même en tant que civil, j’ai senti que c’était comme une deuxième peau. J’ai pensé aux femmes qui mettent de beaux vêtements pour des galas : on revêt un rôle social comme une seconde peau qu’on enfile. » Comment résister à cet ordre symbolique qui nous précède et nous valide dans l'assignation à des rôles sociaux valorisés dans le système patriarcal ?
Corps capturables et race
Il y a plusieurs mois, avant que nous ayons eu l’idée d’organiser cette mensuelle, un homme blanc de notre entourage nous racontait que lire un article au sujet d’hommes ukrainiens raptés dans des lieux publics (au restaurant, au cinéma, …) pour être enrôlés de force dans l’armée a provoqué chez lui un profond malaise, une profonde réalisation qu’il était, lui aussi, un corps capturable, mobilisable contre son gré. Cette expérience était nouvelle pour lui, et c’est le contexte relativement spécifique de conscriptions forcées en contexte de guerre qui l’a mis face à cette expérience.
Dans l’ordre nationaliste, toutes les vies ne se valent pas (voir plus haut la distinction de Judith Butler entre les vies « grievable » [dignes de deuil] et les vies « ungrievable » [indignes de deuil]). Certains corps sont protégés, d’autres sont sacrifiés. La blanchité agit comme une norme silencieuse du corps intouchable. Les corps racisés, comme les corps des femmes, sont construits comme disponibles, appropriables, jetables — qu’il s’agisse de les surveiller, de les punir, ou de les exploiter.
La violence militarisée ne s’active pas seulement à la frontière — elle est déjà là, dans les contrôles au faciès, dans les violences policières, dans les expulsions, dans la peur ordinaire. « Moi, en tant que descendant d’immigré, la domination sur les corps étrangers par la nation, c’est déjà quelque chose que je vois au quotidien : par les agents de police, par la STIB, par les institutions, … » partage un participant.
Cette violence politique se renforce partout : la Belgique qui accepte Frontex ou l’Arizona qui s’inspire du Vlaams Belang pour son accord gouvernemental sur la migration en sont des exemples. De la même façon que les femmes sont assignées à des fonctions reproductives, les hommes racisés sont eux assignés à des fonctions de menace à contenir.
Nos rapports quotidiens à la violence
Commençons par quelques témoignages :
« Il y a un truc qui me chipote, quand même : on a plein de représentations mentales qui nous font croire que ce sont les hommes qui sont courageux et qui interviennent quand les tensions montent. Mais dans la vraie vie, quand il y a une embrouille dans la rue, ce sont des meufs qui font le taff. »
« Moi j’ai un entourage très féministe et il est très évident pour moi que les femmes de mon entourage, c’est des guerrières. Il y en a c’est des hyènes, il y en a c’est des tanks, mais en tout cas, je connais beaucoup plus de femmes qui n’ont pas peur de la confrontation et qui savent intervenir quand elles voient que quelque chose ne se passe pas bien. Les mecs de mon entourage sont plutôt valorisés pour leurs capacités à être doux, ils apprennent à s’écouter et à être dans le care. »
« J’ai l’impression que les hommes pro-féministes qui tendent à vouloir sortir du patriarcat, ils tendent à se déshabituer / se déséduquer de la violence. Quoi si le contexte force à réactiver ça ? »
Des hommes présents à la mensuelle admettent : « On a un imaginaire de la figure du héros, genre Brad Pitt dans Troie. Mais quand il y a une embrouille dans la rue, il se passe plus rien. » On peut reconnaître qu’il existe une dissonance entre l’imaginaire qu’on cultive à propos de soi-même ou du type de masculinité qu’on voudrait incarner, et les faits. Un participant admet qu’il se sent lâche, souvent, lorsqu’il voit des comportements dominants, écrasants, car il ne sait pas comment y répondre. « En tant que mec, si je m’interpose, j’ai beaucoup plus de chances de me faire vraiment péter la gueule aussi », commente-t-il. Les formes de violences s’appliquent différemment selon le genre.
Face à la violence ordinaire — une altercation dans la rue, une tension verbale dans les transports, une agression observée de loin — nous ne réagissons pas toustes de la même manière. Le genre structure en profondeur nos réflexes, tant dans la perception de la menace que dans les manières d’y répondre.
Les femmes, socialisées dès l’enfance à anticiper le danger — dans l’espace public comme dans l’espace privé — développent des compétences fines d’alerte. Elles repèrent les signes faibles d’une montée en tension, adaptent leur posture, changent de trottoir, modulent leur ton de voix, retiennent un geste ou une parole. Cette vigilance constante, souvent invisible aux yeux des autres, leur permet parfois de désamorcer une situation avant qu’elle ne dégénère.
Cette posture d’anticipation porte un nom : celle de la pré-victime. Une femme n’a pas besoin d’avoir été agressée pour apprendre à se protéger — elle est déjà socialisée à penser comme une future cible potentielle. Ce statut de pré-victime modèle les comportements de manière préventive : surveiller l’environnement, calculer les itinéraires, évaluer les inconnus, ajuster sa tenue ou son attitude.
Ainsi, la réaction des femmes face à la violence ne relève pas simplement d’un « courage » ou d’une « compétence » à intervenir, mais d’un conditionnement permanent à anticiper la menace et à apprendre à y réagir de façon efficace (en désescaladant par exemple). Elles seraient également plus nombreuses à comprendre les conséquences que des formes ordinaires de violences peuvent avoir sur le tissu social dans son ensemble, conformément au continuum des violences.
Les hommes, eux, sont fréquemment moins attentifs à ces signaux. Leur socialisation valorise le contrôle émotionnel, la force physique ou la confrontation directe — ce qui peut rendre leurs réactions plus tardives ou inadaptées. On peut donc facilement se retrouver dans plusieurs scénarios malheureux : soit il se peut qu’ils ne perçoivent pas la violence en train de s’exercer (et ne peuvent donc pas y répondre adéquatement), soit ils la perçoivent mais choisissent de rester en dehors par peur que la violence s’exerce sur eux, soit encore, ils la perçoivent, y réagissent, mais leur réaction va engager une escalade, dans une logique “combat”, reproduisant des schémas de domination.
Alors que le courage est culturellement associé au masculin, ce sont souvent les femmes qui, en pratique, prennent des risques pour apaiser ou protéger. Ce paradoxe invite à interroger nos modèles : que valorise-t-on comme étant du « courage » ? Et que faudrait-il transmettre pour que chacun·e, quel que soit son genre, développe une véritable capacité d’action face à la violence — ni héroïque, ni brutale, mais lucide, utile, efficace ?
Peut-on bien faire la guerre ?
Peut-on « bien » faire la guerre ? Dans un contexte de luttes contre des régimes oppressifs, contre le fascisme, contre l’autoritarisme, il peut arriver que cette question se pose de façon très pratique. Pas qu’elle serve à légitimer de façon aveugle la violence, mais pour interroger les formes qu’elle peut prendre et ce qu’elle draine malgré elle de représentations machistes de domination et de violence patriarcale.
Dans Les désirs guerriers de la modernité, Déborah Brosteaux analyse moins les guerres elles-mêmes que les affects qu’elles mobilisent, les désirs qu’elles révèlent. Même dans des luttes justes, ces désirs guerriers infiltrent les pratiques, se logent dans les postures, dans le culte du geste radical, dans la figure du héros solitaire qui s’élève, seul contre tous. C’est ici que la réflexion devient cruciale : comment agir contre la violence sans en épouser les formes ? Comment résister sans reproduire les structures viriles que l’on prétend combattre ?
Le manifeste Révolutions de notre temps - Manifeste internationaliste (également édité à La Découverte) par le collectif Les Peuples Veulent insiste sur la nécessité d’un engagement lucide, stratégique, parfois frontal. Il ne s’agit pas de renoncer à la confrontation, mais de la penser autrement. De ne pas confondre intensité et brutalité, courage et virilité, légitimité et domination. La violence peut être un outil, mais elle ne peut être le langage unique ni le fantasme moteur de la lutte. (On vous recommande chaleureusement la lecture de ce manifeste !)
« Bien faire la guerre » signifierait alors utiliser la force avec conscience, dans une logique de protection, de solidarité, de sauvegarde du commun. Cela implique de désarmer les affects guerriers en nous, de ne pas céder à l’excitation du conflit, de refuser les mises en scène viriles de la résistance. C’est un déplacement lent, mais nécessaire : celui qui fait de la guerre une tactique, non un désir ; un acte collectif, non une performance individuelle ; un outil au service de la vie, non un théâtre pour l’ego.
Les mains moites
On a brassé beaucoup de gros sujets lors de cette mensuelle. Plusieurs personnes ont exprimé à différents moments l’inconfort que cette thématique provoquait en elleux : « J’ai les mains moites, c’est angoissant », « Ces sujets me font vraiment peur et je ne sais pas comment gérer cette peur », « Je me sens confus·e ; je ne croyais pas que ça me toucherait autant », « Je suis surprise de l’effet que ça m’a fait d’entendre la fascination que la violence peut exercer sur plusieurs personnes ici – pourtant, on en entend, des trucs, à La Bonne Poire ! », etc.
Si l’ambition des mensuelles, c’est de pouvoir affronter des questions compliquées ensemble, on peut dire que cette soirée a rempli son objectif. On a pu se partager des choses qu’on aurait peut-être pas osé explorer seul·es, dans un cadre où c’était ok de ne pas savoir, ok aussi d’être traversé·e par des émotions et où l’on pouvait s’attendre à être tenu·es collectivement par l’exercice.
Heureusement, on a pu aussi en sortir nourris : « J’en tire beaucoup de questions sur moi-même et ce qui m'a construit », « Je repars avec l’envie de ne plus avoir peur de la violence afin de pouvoir entrer en résistance », « Je retiens que la masculinité se construit sur un fantasme, une fiction et qu’il est bénéfique de chercher à en sortir ». C’est un sujet dont on n’a pas fini de faire le tour, qui nous mettra encore en mouvement pendant longtemps.
Clôture et repas de fin d'année
Comme chaque année depuis 4 ans maintenant, on aime bien clôturer la saison sur un moment convivial où chacun·e fait le point sur ce qui l’a traversé·e à titre personnel et à La Bonne Poire. Et cette année encore, c’était un moment chouette, utile, pour atterrir en douceur avant l’été. La soirée s’est déroulée dans une ambiance plutôt tranquille, avec une énergie douce et fluide qui a permis à tout le monde de trouver sa place. Le local était vraiment agréable, avec accès au jardin (merci à Charlie !), ce qui a beaucoup contribué à l’atmosphère conviviale. Les participant·es ont apporté plein de bonnes choses à manger pour l’auberge espagnole, c’était trop chouette. Il y avait aussi plus de nouvelle·eaux qu’à notre habitude : bienvenue à elleux !
On a démarré avec un temps d’échange en binômes à partir de quelques questions ouvertes : « Qu’est-ce qui t’a traversé cette année ? », « Qu’est-ce qui t’a mis en mouvement ? », « Qu’est-ce qui t’a donné de l’espoir ? », « Qu’est-ce qui a été confrontant ? ». Ces échanges ont permis de faire circuler une parole sincère, parfois touchante, parfois drôle.
Lors de la mise en commun, plusieurs partages nous ont fait sourire ou réfléchir. Certaines personnes ont évoqué leur rapport à la misandrie, et on a pu dire ensemble que c’était ok d’être à des endroits différents sur ce sujet. D’autres ont pu faire part de leurs découvertes de cette année, de ce qu’elles ont appris, de ce qu'elles ont mijoté etc. De notre côté, on repart avec de la matière sur laquelle réfléchir et on vous donne rendez-vous à la rentrée !
PS : un pide nous est arrivé de façon inattendue : merci au participant qui s’était inscrit mais qui n’a pas pu venir de nous avoir nourri·es, parce que sans carburant, pas de lutte ! ❤️
# Remerciements
On est super heureuses de clore ainsi cette troisième saison de La Bonne Poire ! La joie qu’on cultive entre nous est belle, elle est radicale et c’est une chance pour nous de pouvoir œuvrer ensemble. Nous profitons de cette dernière newsletter de la saison pour adresser quelques mots de remerciements à celleux qui font vivre l’initiative avec nous 🙂
À Nele et Gaïa qui ont animé l’atelier d’écoute active ;
À Nico pour sa conférence gesticulée ;
À Luigi pour son généreux accompagnement dans le but d’obtenir peut-être, un jour, de l’argent public ;
Au collectif Manœuvre pour son enthousiasme et les possibles projets futurs ;
Au Collecti·e·f 8 Maars pour avoir fait bouger les lignes ensemble ;
À Zaïneb, pour la réalisation de notre premier zine ;
Aux Mordus pour leur soutien, la convivialité et la joie d’avancer ensemble ;
À la PAC de nous avoir invité à discuter d’éducation permanente ;
À la La Vieille Chéchette, au DK, à l’UPJB, au centre culturel Elzenhof, au Boom Café, à l’Atelier TiPi et à Layva atelier pour l’accès à leurs locaux ;
À nos ami·es respectif·ves qui nous donnent toujours du grain à moudre ;
À la deuxième ligne de personnes queer et féministes pour les innombrables allers-retours, les discussions-réflexions, la vigilance, le soutien ;
Et toujours, à bell hooks et Paulo Freire pour les marrainage et parrainage spirituels ;
Et puis à vous toustes qui venez à nos activités, qui lisez et interagissez avec nos newsletters régulièrement, vous donnez du sens à ce qu’on fait ! 🙂
Merci !
# Recommandations
L’analyse “Quel regard féministe sur la militarisation ?” par Juliette Léonard du CVFE
Le livre Les Désirs guerriers de la modernité de Déborah Brosteaux (Seuil, 2025)
La vidéo “Des branchements contre les désirs guerriers: entretien avec Déborah V. Brosteaux” sur la chaîne YouTube de la Librairie Météores
L’épisode “Construire un anti-militarisme de masse ?” de l’émission lundi soir sur le site de lundimatin
L’épisode “De l'anesthésie à la frénésie : les affects guerriers de l'Europe” de l’émission Questions du soir : l’idée (France culture, 2025)
Le documentaire Nous sommes des champs de bataille de Mathieu Rigouste (2025)
L’épisode “No war but class war” de l’émission Tranche d’anar (comme son nom ne l’indique pas, c’est en français)
L’article “Pourquoi les Soulèvements de la terre appellent à faire la « Guerre à la Guerre »” sur le site de la coalition Guerre à la Guerre
L’article “En débat. Une vision progressiste de la Défense est possible” de Juliette Delacroix pour la Revue politique (n°129, 2025)
L’article “En débat. Si l’on veut la paix, il faut arrêter de préparer la guerre” de Samuel Legros pour la Revue politique (n°129, 2025)
Le livre Combattantes. Quand les femmes font la guerre de Camille Boutron (Les Pérégrines, 2024)
L’épisode “Militaires, les hauts gradés de la virilité” du podcast Les Couilles sur la table (Binge Audio, 2024)
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