Le Festival des Masculinités Positives
- labonnepoirebxl
- 30 mars
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Dernière mise à jour : 8 nov.
Le week-end du 22 et 23 mars a eu lieu le festival des Masculinités Positives organisé par Liminal. Cet événement a été un sujet de discussion entre nous pendant plusieurs mois. Il a mis sur la table un grand nombre de points de tensions qui ont été autant d’occasions de nous mettre au travail, de nous questionner, de nous situer pour tenter de construire des positions justes. Parce qu’on doit le dire : ce festival, il a cristallisé un malaise. On a évolué dans les coulisses de ce projet, on l’a vu prendre forme et on a choisi de ne finalement pas y participer, pour différentes raisons. On se sent ici obligées d’écrire sur le sujet, de rendre compte de nos réflexions (au moins en partie) parce que nous avons pris le pli dans nos newsletters de cultiver une certaine transparence.
Mais on se retrouve prises, aussi, dans une tension : il y a ce qu’on écrit sur ce festival et ce qu’on pourrait écrire sur ce festival. On est sujettes à une forme de tone policing auto-induit, une forme d’autocensure. On veut être critiques mais pas cassantes. Cette tension ne concerne pas que le festival, elle concerne notre position en tant que féministes œuvrant dans le champ des masculinités et décidant stratégiquement de s’adresser aux hommes. Dans le cadre de La Bonne Poire, nous faisons le choix de ne pas laisser le désespoir gagner plus de terrain et de croire que l’articulation constructive avec les hommes est possible. L’espoir est performatif, après tout. Cependant, nous concilions à l’intérieur de nous-même des voix parfois dissonantes. En tant que féministes, il y a plein de moments où on a juste le seum, où on est saoulées, déçues, en colère, fatiguées. On cherche à discerner les cas où ça en vaut la peine d’exprimer ces émotions et les moments où l’on n’est pas sûres que ça soit constructif. (À noter que dans cette phrase, il n’est pas question de savoir si la critique est légitime ou non, seulement si elle est constructive ou non.) C’est un travail franchement exigeant.
Bref, il y a plein de choses qu’on pourrait dire sur ce festival, mais on va faire ici le choix de n’en dire que certaines.
"Masculinités Positives"
Nous, ils nous ont en grande partie perdues au moment où ils ont choisi le titre. On comprend qu’il y a l’ambition de mettre derrière ces mots, « masculinités positives », un tas de valeurs « positives ». L’invitation que l’on peut lire sur le site est de « célébrer la diversité et co-créer des masculinités positives, engagées et solidaires ». Dans la communication officielle de l’évènement sur Facebook, on lit qu’il porte des valeurs fortes, comme « la valorisation des masculinités plurielles ». Sur le plateau de BX1, un organisateur du festival et deux personnes invitées expliquent ce qu’ils entendent de façon personnelle par « masculinités positives », avec probablement de bonnes intentions. On vous explique ci-dessous pourquoi nous, ça ne nous suffit pas.
En suggérant qu’une version positive de la masculinité est possible, ce titre passe complètement à côté du fait que la masculinité est, en soi, une construction patriarcale. Le patriarcat est un système social qui structure les rapports de genre par de la domination et de la hiérarchisation, qui assigne aux hommes une position dominante et aux femmes (et plus largement aux personnes sexisées) une position subordonnée. Ce système organise en profondeur les relations sociales, économiques, politiques, symboliques, etc. L’une des caractéristiques fondamentales du patriarcat est qu’il produit la masculinité et la féminité comme des catégories qui se co-définissent mutuellement dans une relation d’opposition hiérarchique. La sociologue Raewyn Connell explique que la masculinité hégémonique ne peut exister sans des formes de féminité (et de masculinité) qui lui sont subordonnées. Cette structuration binaire des rôles de genre ne repose pas sur des différences biologiques naturelles, mais sur des processus sociaux et culturels. Le problème avec l’idée de « masculinités positives » est qu’elle ne remet pas en cause cette structuration binaire, mais cherche à lui donner un visage plus acceptable, sans en déconstruire les fondements oppressifs.
De plus, la notion de « masculinités positives » invisibilise le fait que la domination masculine se perpétue par la capacité du patriarcat à intégrer la critique pour se renforcer. En effet, le patriarcat se transforme au fil du temps pour conserver son hégémonie, il s’adapte aux contextes économiques et culturels afin de maintenir la domination masculine en lui donnant de nouveaux visages. Nous pensons qu’il est possible, voire probable, que l’idée de « masculinités positives » participe à cette réinvention du patriarcat sous une forme plus douce, plus acceptable, tout en maintenant la division genrée du monde. En suggérant qu’il existerait de “bonnes” formes de masculinité à cultiver plutôt qu’un système à déconstruire, cette approche occulte le fait que la masculinité, en tant que construction sociale, est historiquement liée à des rapports de domination. Cette approche légitime donc la continuité d’une division genrée en reformulant la masculinité sous un prisme valorisant plutôt que de remettre en cause son existence même. Elle invisibilise les dynamiques structurelles et politiques en réduisant le problème à un simple enjeu de comportements individuels.
La notion de « masculinités positives » repose sur l'idée qu'il existe des traits ou des comportements spécifiquement masculins, mais qu'ils peuvent être orientés vers des fins « positives ». Cela risque de renforcer une vision essentialiste et binaire du genre, où les hommes et les femmes seraient intrinsèquement différents, avec des qualités ou des comportements distincts qu’il s’agirait d’améliorer. Or, la justice sociale nécessite de dépasser ces catégories rigides pour comprendre que les rôles de genre sont construits socialement et qu'ils servent à maintenir des hiérarchies et des oppressions. Parler de « masculinités positives » - même au pluriel - risque de légitimer l'idée même de masculinité comme une entité fixe, au lieu de la déconstruire, la détruire ou la dépasser.
En maintenant la nécessité d’une identité masculine différenciée, la notion de « masculinités positives » préserve :
la perpétuation des privilèges masculins : même sous une forme "bienveillante", une masculinité valorisée reste une masculinité qui bénéficie d’une reconnaissance sociale. Comme le souligne Sara Ahmed, la reconnaissance sociale est un marqueur de privilège : valoriser les hommes pour "bien se comporter" renforce leur position dominante plutôt que de la déconstruire. La notion de « masculinités positives » peut donc donner l'impression qu'il est possible d'être un "homme bien" tout en conservant les privilèges masculins, tant qu'on les utilise de manière « positive ». Cela risque de réduire la lutte contre le patriarcat à une simple réforme des comportements individuels masculins, sans remise en question des avantages structurels dont bénéficient les hommes en tant que classe sociale.
des rapports de pouvoirs entre les hommes eux-mêmes : si certains hommes ont une masculinité « positive », cela sous-entend que d’autres non. On peut alors se demander : qui sont ces autres ? Quelles seraient les formes de masculinités moins positives, moins valorisables ? Peut-être s’agit-il des masculinités subalternes ou marginalisées, celles qui ont moins de pouvoir - on ne le saura pas. Outre le fait que l’on peut rapidement tomber dans une question de morale, de distinction entre le bien et le mal, le positif et le négatif, le sain et le toxique, il est aussi question d’une distinction sociale entre hommes : la tentation est grande de signifier « moi, je ne suis pas comme eux » et peut-être « je suis mieux qu’eux » comme s’il était possible de s’extraire aussi simplement d’une domination systémique.
l’invisibilisation des luttes féministes et queer : au lieu de penser l’émancipation de tous les individus par l’abolition des rôles genrés, la notion de « masculinités positives » recentre une fois de plus les hommes comme sujets du discours.
Si l’objectif est une société plus juste et égalitaire, il ne s’agit donc, selon nous, pas d’améliorer la masculinité, mais de remettre en cause l’existence même des catégories genrées comme principes organisateurs du social et de la pensée au sein des relations. Cela implique :
De cesser de vouloir "réhabiliter" la masculinité et plutôt mettre en lumière les structures de pouvoir qu’elle incarne ;
De reconnaître que le féminisme ne vise pas à rendre les hommes meilleurs, mais à transformer les rapports sociaux en les rendant plus égalitaires ;
De penser l’émancipation en termes collectifs et structurels, et non en termes de développement personnel des hommes.
En ce sens, un véritable engagement féministe ne consiste pas à rendre la masculinité « positive », mais à travailler à son dépassement. La masculinité ne peut pas être « positive » tant qu’elle reste une norme de domination.
Articulation avec des collectifs queer et féministes : qu'attend-t-on des alliés ?
Un participant explique dans une vidéo que le festival a été organisé en étroite collaboration avec le milieu féministe. Nous, on se demande : qui ? Quels collectifs ont été étroitement engagés auprès de ce festival ?
Nous avons été frappées par le fait qu’il n’y ait justement pas eu de réaction de la part des milieux féministes et queer. On pourrait s’attendre à ce que la notion de « masculinités positives » suscite un rejet immédiat de la part des collectifs militants, au même titre qu’un hypothétique festival de la "blanchité positive” se verrait incendié par les collectifs antiracistes. Pourtant ici, pas de remous, un vague désintérêt ou une critique mesurée, presque contenue (à laquelle on participe aussi). Peut-être que cela en dit long sur le désespoir actuel des féministes à l’égard des initiatives masculines : c’est tellement la misère qu’on cède, qu’on arrête de se battre pour rendre possible une vraie rencontre. On les laisse construire une fiction dans laquelle ils sont nos alliés et nous, on s’en désintéresse.
Pourtant, il est essentiel de maintenir une vigilance sur le sujet. Il est essentiel de continuer d’interroger les angles morts, d’évaluer les résultats, d’être critique. Non pas pour “trasher” ce genre d’initiatives, mais pour rappeler qu’un véritable changement est possible. Qu’on soit claires : ce festival aurait pu être féministe. Mais ce qui est souvent problématisé autour des termes de “la posture d’allié” est serti de contradictions. Oui, c’est difficile de démanteler la solidarité masculine qui produit des boysclubs, c’est difficile d’identifier les moments où s’installe une attitude défensive face à la critique féministe à cause d’une fragilité masculine, c’est difficile de faire un travail radical tout en cherchant à protéger son statut de mec bien.
L’approche choisie par le festival pourrait être capturée par cette question : “comment amener les hommes à s’intéresser au féminisme sans les brusquer ?” On se demande, nous : pourquoi faudrait-il ménager les hommes dans le processus de prise de conscience qui concerne des violences qu’ils perpétuent (volontairement ou involontairement) ? Nous pensons que cette approche repose sur une confusion entre responsabilisation et culpabilisation. Certes, il ne s’agit pas de culpabiliser les individus de manière stérile, mais refuser de les confronter directement à leurs responsabilités participe au fait, d’une certaine manière, que ces rapports de dominations se perpétuent. Nous ne voyons aucun homme bouger sur ces questions sans être bousculé. Le féminisme ne doit pas être une entreprise de réassurance pour les hommes, mais un projet de transformation radicale des rapports sociaux.
Professionnalisation, rémunération et visibilité
Enfin, un dernier point d’attention est celui de la professionnalisation, de la rémunération et de la visibilité des hommes qui se présentent comme pro-féministes, là où la parole féministe, souvent bénévole et marginalisée, est reléguée à l’arrière-plan, voire totalement invisibilisée. Ce point particulièrement est très inconfortable, et il a été soulevé pendant le festival par un·e des intervenant·es : « Moi, j’ai été engagé·e pour une recherche de deux mois sur la façon dont des collectifs féministes impliquent les hommes et maintenant je suis invité·e sur ce panel, je suis rémunéré·e et il est indéniable que cela profitera à ma carrière. » Il y a une asymétrie persistante : la critique du patriarcat devient un espace économiquement viable lorsqu’il est porté par des hommes, ce qui, selon nous, perpétue des logiques de capitalisation masculine sur des luttes féministes. La professionnalisation des hommes dans le discours sur la masculinité s’opère ainsi en dehors d’une lecture militante radicale. Cette récupération pose la question du rôle de ces espaces : sont-ils des lieux de réflexion critique ou des opportunités pour certains d’exister professionnellement en tant que good guy sur le marché du féminisme ?
Au final, le festival des Masculinités Positives avait le potentiel d’être un espace critique, mais nous pensons qu'il s’est enlisé dans une approche qui évite l’essentiel. Plutôt que de questionner en profondeur les dynamiques de pouvoir inhérentes au genre, il a adopté une posture qui cherche à concilier, selon elleux, adhésion au féminisme et valorisation de l’identité masculine « positive ». Ce choix, si l’on peut comprendre d’où il vient, pose néanmoins question : peut-on vraiment faire du féminisme sans décentrer la masculinité ? .



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