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Socialisation masculine : corps et émotions


“Aucun homme n’échappe à l’influence du patriarcat s’il ne s’efforce pas volontairement et activement de changer et de contester ce système. [...] La violence est la socialisation des garçons. Notre manière de fabriquer des garçons passe par la mutilation. La déconnexion n’est pas l’une des retombées de la masculinité traditionnelle. La déconnexion est la masculinité” bell hooks (La volonté de changer : les hommes, la masculinité et l’amour, Éditions Divergences, 2021 p. 84-85)

Cette citation est au cœur de nos réflexions depuis des mois. Elle pose un diagnostic cru sur la fabrication des masculinités patriarcales, mais du même coup, cela déploie un espace dans lequel nous pouvons penser notre action : si la masculinité est la déconnexion, alors comment œuvrer à une reconnexion ? Dans les échanges qui ont eu lieu ces derniers mois lors d’activités organisées par La Bonne Poire, cela a été à multiples reprises exprimé : ce sentiment de ne pas avoir accès à ses émotions, de déployer une grande quantité d’énergie afin de garder en place un barrage à l’intérieur de soi, qui, si il cédait, emporterait tout sur son passage; l’impression qu’un jour, toutes ses émotions ont été enfouies dans un puit profond car c’était trop à gérer. Il s’agit d’une expérience communément partagée par des personnes ayant reçu une socialisation masculine.


Les théoriciennes féministes s’accordent pour dire que l’éducation patriarcale (masculine) donne lieu à une mutilation émotionnelle et relationnelle. Différentes théories placent cette coupure, ce moment de déconnexion à des âges différents. Niobe Way, une psychologue américaine, place cette coupure au moment de l’adolescence. Dans son livre “Deep Secrets: Boys’ Friendships and the Crisis of Connection” (2011), elle relate l’étude qu’elle a menée auprès de garçons âgés entre 12 et 18 ans à propos de leurs amitiés masculines. Au début de l’adolescence, ils parlent de leurs amis avec des mots d’amour qui relatent des sentiments profonds, sincères et complexes. Il est courant que de jeunes garçons disent qu’il est très important d’avoir des amis intimes avec qui partager ses secrets, car si on n’en a pas on devient fou. Mais plusieurs années après, autour de l’âge de 16 ans, les mêmes garçons interrogés dans le cadre de l’étude ont cessé de mettre des mots sur ce qu’ils ressentent en amitié. Certains se demandent même : “Pourquoi est-ce que je devrais faire confiance à quelqu’un ? Pourquoi est-ce que je devrais être proche de quelqu’un ?”. À cet âge-là, les garçons ont intégré la culture patriarcale qui a attribué aux besoins et aux capacités humaines de connexion un genre (féminin) ou une sexualité (homosexuelle). Entretenir des relations intimes, parler de ses émotions, rechercher l’amour, tout ça entre en contradiction avec les comportements attendus des garçons pour qu’ils soient reconnus comme masculins, virils.


Quelque soit finalement l’âge auquel s’opère cette rupture émotionnelle, une chose est claire : l’initiation à la masculinité impose aux garçons de se couper de leurs propres ressentis et émotions (d’eux-mêmes) et de leurs capacités relationnelles (des autres).


Cette amputation n’est pas anodine et ses répercussions sur la santé physique, mentale et sociale sont importantes. Les émotions sont vitales, elles nous permettent de nous adapter, nous permettent d’interpréter notre environnement et nous-même. Elles ne sont pas juste des bulles abstraites, elles sont toujours incarnées, prises dans les méandres de notre corps, elles se matérialisent : sur notre visage, dans notre ventre, dans la gorge. Elles nous poussent à agir et disent parfois plus de nous-mêmes que nos discours. Ne pas décortiquer ses propres émotions, c’est donc être quelque part un peu perdu en soi, dans son rapport au monde. C’est être souvent à côté de la plaque, se voir assailli par des signes et des symptômes qu’on ne parvient pas à identifier et dont on ne comprend pas le sens. Sans stratégies de résistance ou de contournement, cette rupture émotionnelle mène à l’isolement, à la dépression, à l’usage de substances pour s’inhiber ou se désinhiber, à des troubles du sommeil… La capacité de ressentir ses propres émotions et de poser des mots dessus est également essentielle dans les relations qu’on tisse. Être déconnecté de soi nous empêche de résonner avec d’autres, de demander de l’aide, de dire que ça ne va pas. La déconnexion nous fait ravaler nos larmes, nous éloigne de l’épaule de l’ami, nous empêche de voir la main tendue dans notre direction. Les garçons vivraient comme des petites îles, séparées les unes des autres par un océan dans lequel ils ne parviennent pas à nager.


La mutilation émotionnelle et relationnelle infligée aux hommes par le patriarcat est consolidée par une répartition genrée des comportements humains. Le domaine des émotions est largement attribué aux femmes. Les hommes, pour être de vrais hommes, doivent performer des formes de masculinité ou de virilité et se tenir éloignés des comportements féminins. Or dire comment on se sent, identifier les émotions d’autrui, exprimer ses sentiments et se montrer vulnérable, ces comportements et ces besoins humains, sont assignés au genre féminin. Le sociologue Kevin Diter s’est penché sur la question de la socialisation des garçons aux sentiments amoureux. Selon lui, les garçons “intériorisent, dès leur plus jeune âge, l’idée qu’adopter un comportement féminin reviendrait à adopter le sexe féminin de ce comportement, au risque de mettre à mal leur identité masculine et donc leur réputation.” Bien sûr, ceci n’est pas une règle immuable et d’autres facteurs entrent en ligne de compte, notamment l’environnement familial – mais vous voyez l’idée.


Si la masculinité est la déconnexion, si le patriarcat se perpétue par la mutilation émotionnelle et relationnelle des garçons, et si cela a des conséquences désastreuses sur la santé des hommes et sur leur capacité à tisser des relations avec autrui, alors comment oeuvrer à réparer ce qui a été mutilé ? Comment œuvrer à se reconnecter - à soi et aux autres ?


Dans nos discussions, il est apparu que ce n’est pas seulement intellectuellement que cette reconnection peut se faire : nous avons besoin d’expériences, de vécu. Nous avons besoin de construire d’autres types de relations entre hommes, de déployer d’autres manières d’être ensemble, de se rencontrer et d’apprendre à parler de nous, … De se toucher ? Le corps est le vecteur des émotions. Il nous paraissait évident que c’est par le corps qu’il fallait passer pour travailler là-dessus.


Pourquoi est-ce si compliqué ? Si le travail de sollicitude, de soin, d’expression et de gestion des émotions est attribué aux femmes dans le patriarcat, les codes de la masculinité mettent l’accent sur la compétition, l’indépendance, l’invulnérabilité et le pouvoir. Ces codes de comportement se sont mis en place dès l’enfance. Ils prohibent le toucher en dehors des lieux précis : d’une part, la compétitivité et la violence, de l’autre, la sexualité. Ces normes sont tellement fortes que chaque fois qu’un homme touche un autre homme en dehors d’un cadre explicitement compétitif ou violent, il doit s’assurer que son geste ne puisse pas être interprété comme une tentative de créer une relation intime – et ce alors que le toucher peut être accidentel ou une marque d’amitié, de tendresse, de douceur. Lillian Rubin montre combien le spectre de l’homosexualité hante les amitiés entre hommes, alors que chez les femmes une tradition de l’intimité permet de séparer l’affectif et l’intime de la sexualité. Les relations intimes et de soutien émotionnel entre les hommes soulèvent inévitablement la question de l’homophobie. Ainsi, la plupart des hommes évitent les comportements qui pourraient les associer à des homosexuels, allant même jusqu’à sacrifier leurs meilleurs amis.


En se privant de relations gratifiantes avec d’autres hommes et d’un réseau de soutien élargi, les hommes perpétuent la division sexuelle des tâches où les femmes deviennent responsables du travail émotionnel et affectif. Ne pas parvenir à se comprendre, à s’apaiser, à s’aider, relègue à d’autres (des femmes et personnes LGBTQIA+) les tâches de care (le prendre soin), de psy/thérapeute à l’écoute, de confident·e, d’aidant·e, de réceptacle à plaintes et à tristesse, les empêchant d’apparaître de façon authentique et égalitaire dans leurs relations avec des hommes. Manifester un intérêt et du soin envers ses propres émotions est donc déjà un acte transgressif parce qu’il permet une certaine rencontre avec soi, une façon de s’éviter la maladie silencieuse du repli et de l’isolement, mais il l’est d’autant plus qu’il permettrait de rééquilibrer la distribution du travail de care (soin) et de donner aux femmes la possibilité d’exister autrement que comme personnes à disposition, dans l’attente de prodiguer de l’écoute et du réconfort.


Un des moyens de se reconnecter, de retrouver nos émotions est ainsi de renouer avec le corps, avec ses sensations, ses ressentis, d’essayer de comprendre l’émotion qui surgit, de mettre des mots dessus. Une fois sentie, identifiée, comprise et éventuellement verbalisée, il s’agit aussi d’habiter cette émotion, d’en faire quelque chose afin de la traverser, de la surmonter et de la rendre tremplin sans se laisser envahir et paralyser. C’est bien entendu tout un apprentissage – mais un apprentissage qui peut être partagé avec d’autres hommes de son entourage pour mieux se comprendre soi-même, les uns les autres et tous ensemble!


En s’autorisant à essayer des choses qui semblent au début inconfortables ; en se donnant des cadres et des espaces suffisamment sécurisants pour explorer le rapport que nous entretenons à notre corps, à nos émotions, au toucher en général mais aussi plus spécifiquement au contact avec d’autres hommes, on avance sur le chemin vertigineux mais néanmoins profondément réparateur de la reconnection avec soi-même. Au diable le spectre de l’homophobie ! Il est urgent que les hommes réapprennent des comportements qui ne sont l'apanage d’aucun genre ni d’aucune orientation sexuelle, mais qui sont profondément humains. En faisant cela, ce n’est pas seulement d’eux-mêmes qu’ils prennent soin, mais de leurs communautés : de leurs relations avec d’autres hommes (amis, pères, amoureux, collègues, frères, enfants, …) et de celles avec des femmes et d’autres personnes prenant part au travail de care, afin de pouvoir mutuellement s’épauler, s’écouter, se soutenir, et être en empathie les un·e·s avec les autres – c’est-à-dire : s’aimer.


Quelques recommandations pour bifurquer des trajectoires émotionnelles masculines toutes tracées :


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