La fatigue
- labonnepoirebxl
- 1 avr. 2023
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 nov.

La vie féministe est un cycle perpétuel d’au moins trois mouvements : la rage, le deuil, la fatigue. (On pourrait ajouter la joie; la joie est idéalement quelque chose qu’on peut cultiver en filigranes, à travers chacun de ces mouvements alors que la rage, le deuil et la fatigue ont tendance à être des phases qui se succèdent.)
La rage ou l’indignation font irruption dans le quotidien : Ce n’est pas juste. Ce n'est pas possible. On ne peut pas accepter ça. On entre en résistance, en lutte. C’est le moment du “non !”, du rejet de l’état des choses actuel. La rage est sacrée, légitime, nécessaire. Elle est un moteur puissant pour amener du changement. Mais elle consume tout : l’énergie, les relations, le quotidien, jusqu’à soi-même. La rage demande beaucoup de carburant et arrive un moment où elle s’épuise, soit parce qu’elle a tout consumé pour laisser un champ libre à du neuf, soit parce qu’on n’a plus l’énergie de la maintenir.
Les larmes, c’est de la colère qui fond. La rage ne résoudra pas tout. Le monde est plus grand que notre colère, et un jour il nous faut admettre que notre survie repose sur une capacité à lâcher prise quelque part. La tristesse est un deuil, un moment nécessaire où on reconnaît que “c’est comme ça”, on ne changera pas le monde en brandissant notre volonté, ce n’est pas un sprint dans lequel on peut cramer toute notre énergie d’un coup, mais une course d’endurance dans laquelle la gestion de l’effort est clef. Pleurer, panser ses plaies, se recueillir ensemble fait partie du processus.
Enfin, la fatigue. On fait face à cette pile de vaisselle (ou à cette “piscine de merde” comme le disait poétiquement un participant lors d’un atelier) et on se demande si, pour une fois, quelqu’un d’autre ne pourrait pas s’y coller. Il faut du courage, mais comment on fait quand on ne souhaite pas être la personne courageuse ? La fatigue, c’est reconnaître ses limites. Elle peut se transformer en amertume : on peut penser que si la situation exige de nous qu’on aille au-delà de nos limites, c’est parce que d’autres ne font pas leur part. La fatigue est une forme de détresse, un cri de “je n’y arriverai pas seul·e”. L’amitié aide car elle permet de contrer ce sentiment de solitude. On peut partager éventuellement une colère contre celleux qui ne font pas leur part à cause de leurs privilèges. C’est juste. Mais c’est l’expression d’une fatigue, pas d’une rage.
Si des féministes demandent à des hommes d’être des “alliés”, de se prendre en main, c’est qu’il y a une détresse - qui n’est pas une détresse de “on n’arrivera à rien sans vous” mais plutôt une détresse qui affirme qu'on fera bouger les choses, sans vous s'il le faut, mais ce serait fort dommage. Se prendre en charge, c’est participer à la création d’un possible qui oeuvre à faire commun. Finalement, ne rien faire c’est maintenir un état de division qui détient son lot de tragédies et de violences.
Passer par toutes ces phases n’est pas de tout repos. C’est important pour nous d’être attentives à ce qui se passe en nous, et à savoir d’où est-ce qu’on s’engage. Est-ce que le terreau de notre action est la rage, la joie, le désespoir ? Quels sont nos niveaux de tristesse, de fatigue ? On travaille à partir de ce qu’on est, d’où on en est – et “là où on en est” nous teinte parfois d’amertume, de rancune, d’espoirs mal placés. On a envie d’affirmer que toutes ces phases sont légitimes mais qu’il faut pouvoir entendre ce qu’elles nous disent de nous et de nos besoins. Être courageux·ses pour s’attaquer aux piscines de merde, mais aussi pour reconnaître ses limites et prendre soin de soi.



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